Mon data-journalism à l’heure Sarkozy

Le 14 janvier 2012

À l’image d’une majorité obsédée par le chiffre, certains médias s’agitent pour des données froides, déconnectées du réel. Une occasion manquée de réinjecter de l’expertise journalistique pour alimenter le débat public. Récit d'une expérience journalistique personnelle.

Au début, je ne me sentais pas de m’y mêler à cette histoire de datajournalisme. J’avais tapoté les trois premières années de ma petite carrière dans un canard “d’angles” où l’originalité du mode de traitement et du ton étaient des valeurs cardinales. Mais l’exemple de certains de mes confrères les plus enthousiastes face à l’utilisation des données m’a convaincu. Et je me suis emparé de dossiers dégueulants de chiffres, poisseux de graphs où j’ai trouvé une vraie matière à enquête et à analyse. Mais en remontant à la surface médiatique de ces plongées dans le gras de la stat, j’ai réalisé que, sur le même postulat de départ, certains de mes confrères se goinfraient de mauvais chiffres.

L’apparition du journalisme de données (datajournalism en anglais) dans nos conceptions professionnelles au même moment que le sarkozysme asseyait son emprise sur l’échiquier politique n’a pas eu que du bon. Certes, avec les habitudes prises par Nicolas Sarkozy place Beauvau et à Bercy en matière d’obsession du chiffre, la nouvelle majorité a donné du boulot aux anciens et nouveaux curieux de la vérif.

En revanche, elle a aussi installé de mauvais réflexes dans l’analyse politique, devenue fébrile au moindre chiffre, s’excitant pour la première estimation de quoi que ce soit… Jusqu’à oublier le sens derrière lesdites statistiques, qui, sans un boulot de contextualisation et de mise en relation, restent de bêtes séries de chiffres à même d’assommer le premier lecteur sous les coups martelés d’un lubbie élitiste.

RGPP du journalisme

Car ces données sont belles et bien utiles, parfois décisives, pour démêler l’efficace du superflu et l’approximation de l’observation attentive. Mais leur utilisation froide, dans les ministères comme dans les rédactions, se révèle parfois contre-productive et très souvent mensongère.

L’application à l’échelle du gouvernement de la “politique du chiffre” expérimentée au ministère de l’Intérieur par Nicolas Sarkozy a répandu avec la révision générale des politiques publiques (la fameuse RGPP) une vision froide des chiffres que l’on pourrait résumer d’un moto : “coupez, coupez, il en restera toujours quelque chose”. Malgré des concertations par fonctions, le non renouvellement d’une partie des fonctionnaires et les coupes claires dans certains corps ont généré des manques aberrants qui ont nui au fonctionnement même de certaines institutions. La fusion de l’Unedic et l’ANPE au sein du Pôle emploi a ainsi mis l’administration face à une évidence “chaude” que ne traduisait aucun des chiffres “froids” de réduction d’effectifs : entre les agents chargés de l’indemnisation et ceux chargés du placement, la différence n’était pas qu’une question de nombres mais aussi de culture vis-à-vis des administrés et de formation des personnels. La crise sociale au sein des administrations concernées n’était retranscrite dans aucun tableau Excel. Alors qu’il aurait pu l’être avec une autre méthode.

De la même manière, les confrères ayant décidé de s’aligner sur les obsessions chiffrées de la majorité ont développé des fixettes sans aucun sens économique ou politique (sinon celui de la confrontation politicienne) qui, de plus, ne parlent à aucun lecteur en dehors des cadres des partis ou des ministères et des autres journalistes. Au premier rang de celles-ci, la crise de la dette a provoqué une ruée vers les calculatrices pour opérer un systématique et bien inutile “chiffrage” des programmes. Exercice fastidieux, approximatif et totalement abstrait, il a l’avantage pour les candidats d’installer le débat non pas à la table des idées mais à celle des comptables. Le “bon” candidat de 2012 serait un candidat “dont le programme ne coûte pas cher”. Un raccourci si pratique qu’il a même été adopté par Marine Le Pen qui a publié son propre chiffrage, une occasion de se positionner au même niveau que les socialistes et UMPistes qui se renvoient la balle à coups de milliards.

Sauf que, dans cet exercice, il est tenu compte de tout… sauf des circonstances d’application des mesures chiffrées ! Comment connaître la “performance budgétaire” d’un programme quand on ne sait pas dans quel ordre seront votées les lois, à quelles dates seront signés les décrets d’application, sous quels délais les mesures seront effectivement mises en place, quelles seront les rentrées fiscales pour financer le budget, quel sera le cours de l’euro à date (et donc des échanges commerciaux et financiers), quel sera le cours d’émission de la dette nationale… Autrement dit, en voulant “faire comptable”, les candidats nient purement et simplement les critères de base de la matière où ils prétendent rouler des mécaniques. Mais, par sa médiatisation excessive, ce marathon de chiffres voit les coureurs sacrifier jusqu’à leur dossard, comme quand François Hollande rabote certains points de sa proposition phare pour les jeunes du “contrat de génération” afin d’en réduire le coût hypothétique sur lequel ses opposants l’avait attaqué. “Comptez, comptez, il en restera toujours quelque chose”.

Lâchez cette calculatrice !

De la vérification et du recoupement, poutres porteuses de la méthode journalistique, certains journalistes politiques basculent dans la recherche frénétique de données à “balancer”. Une impatience dont la majorité présidentielle sait désormais tirer parti, qui a débuté la réduction des moyens de l’Insee (organisation d’intérêt général, s’il en est), au profit de thinks tanks, groupes de travail ou “services ministériels de la statistique” qui pulsent à tout va des données plus ou moins sourcées voire carrément malhonnêtes.

Chargé d’un rapport sur le bilan des 35 heures pour l’UMP, Hervé Novelli a ainsi produit un chiffre choc : la mesure de réduction de temps de travail de Martine Aubry aurait coûté 100 milliards d’euros à l’Etat depuis 2000 ! Or, derrière ce chiffre, le secrétaire général adjoint du parti majoritaire a caché un petit calcul maison d’une rigueur budgétaire douteuse. Pour établir le coût annuel, il a en effet ajouté à l’évaluation de la Dares de douze milliards d’euros déboursés pour les 35 heures en 2010 (et en 2010 seulement), les 3,127 milliards d’exonération de charge des heures supplémentaires et les 1,360 milliards d’exonérations fiscales votées dans le cadre de la loi Tepa de… Nicolas Sarkozy ! Argument du rapporteur : la loi Tepa a été proposée par le président de la République pour “compenser” l’effet des 35 heures, son coût peut donc être imputé à Martine Aubry ! Et c’est ainsi que Novelli nous sort un chiffre bien rond, tracé au doigt très mouillé de la main droite. Félicitons-nous qu’il n’ait pas intégré le coût de l’augmentation des congés payés du programme commun de 1981, voire le coût cumulé de leur instauration depuis le Front populaire en 1936.



Extrait du rapport d'Hervé Novelli sur les 35 heures remis à l'UMP.



A l’inverse de cette démarche évidemment partisane, d’autres sources livrent des sommes lourdes mais bien plus nourrissantes à qui cherche des données chaudes. Fruit des travaux et auditions des députés Michel Heinrich (UMP) et Régis Juanico (PS), le rapport d’information sur l’évaluation de la performance des politiques sociales en Europe offre ainsi une analyse comparative d’une étonnante fraîcheur sur l’aide au retour à l’emploi, la politique de la petite enfance ou l’insertion. Discutant avec les deux rapporteurs à l’occasion d’une conférence organisée par l’Association des journalistes européens, j’ai ainsi appris que, selon leur chiffre, “dans les pays étudiés, l’aide financière direct est très généralement moins efficace que l’accompagnement personnalisé”. Un constat appuyé sur nombre de tableaux croisés de discussions avec des syndicalistes patronaux et salariaux à travers le continent. Un vrai constat politique et polémique à même de faire réfléchir éditorialistes, candidats et citoyens sur la politique sociale à la française.

Un boulot qu’aurait aussi pu faire un sociologue ou un journaliste de mise en rapport de données “froides” avec un terrain “chaud”. Un sociologue ou un journaliste avec beaucoup de temps, certes, le rapport Heinrich-Juanico a fait l’objet de près de neuf mois d’audition et de recherche. Mais rien n’empêche de se livrer au même exercice à plus petite échelle. Dans le cadre de l’enquête menée avec Ophelia Noor et Pierre Ropert sur les gaz de schiste, nous avions formé le voeu de réaliser avec notre designeuse Marion Boucharlat une carte à partir d’un document administratif des plus banales : un arrêté ministériel. Comme ceux indiquant les tracés de ligne à haute tension ou d’autoroutes, ce dernier comportait des coordonnées géographiques indiquant les limites des permis d’exploration minier accordés par le ministère de l’environnement.

Sauf qu’au moment de rentrer le tout dans une base de donnée classique, la souris nous est tombée des mains : tout avait été retranscrit en “Lambert II”, système de coordonnées géographiques cacochyme (de l’avis de spécialistes consultés), utilisé presque exclusivement en France et incompatible avec quelque outil de cartographie moderne gratuit que ce soit. Coups de fil à l’IGN, questions à des géographes… nous avons fini par nous résoudre à adopter une formule de conversion permettant (avec une marge d’erreur acceptable) de convertir ces données en points sur une Google Maps et ainsi de tracer les limites. Une contradiction avec l’esprit de la loi qui veut que nul n’est censé l’ignorer, puisqu’il est d’un intérêt douteux de publier des textes d’information d’intérêt général au Journal officiel s’il faut, pour pouvoir les décoder, un premier cycle de géographie ou des logiciels de carto à 50 euros la licence. Les gouvernements ont beau jeu de brandir “l’open data” comme un brevet de modernité face aux foules qu’on imagine scotchées à leur Minitel. Mais sans format lisibles, ces paquets de données sont aussi utiles à scruter les débats publiques que des loupes sans verre.

L’information n’a aucun raison de caler face aux difficultés que rencontre la profession sur le plan de la crébilité. En dehors de l’investigation et du reportage, les données font partie des carburants alternatifs au moteur journalistique, plus que jamais nécessaire pour questionner nos choix de société. Avec un peu de bonne volonté des administrations (autres que l’Insee, dont les mines de données restent encore sous exploitées) pour livrer des données exploitables et un peu de curiosité et de rigueur des confrères pour appliquer leur expertise (que ce soit sur les questions d’économie, de sécurité, de finances ou que sais-je), il y a de quoi renouveler profondément et utilement le fond du débat public. Et si les citoyens s’y mêlent pour y ajouter une dose de critique, il se pourrait même que le résultat soit sacrément politique.

Illustration : image de clef générée sur DeGraeve.com ; FlickR BY PSD.

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