Al Jazeera espionné par Amesys

Le 14 décembre 2011

Le Wall Street Journal révèle que le système d'espionnage vendu par la filiale de Bull à Kadhafi a aussi servi à espionner des journalistes.

En août dernier, le Wall Street Journal visitait un centre d’interception des télécommunications à Tripoli et confirmait, photo du logo d’Amesys à l’appui, que cette société française avait bien fourni à la Libye son système Eagle de surveillance massive de l’Internet. Parmi les personnes espionnées par les “grandes oreilles” pro-Kadhafi figurait Khaled Mehiri, un journaliste libyen de 38 ans qui avait eu le courage de rester en Libye, malgré le harcèlement judiciaire dont il faisait l’objet, comme le révèle aujourd’hui le WSJ.

Mehiri, originaire de Benghazi, avait profité de la libéralisation de l’accès à l’Internet en Libye, en 2004, pour publier ses articles sur différents sites d’information, y compris d’opposition. En 2007, il commençait à travailler pour celui d’Al Jazeera. Ses articles, critiquant le régime de Kadhafi, lui valurent plusieurs procès de la part de proches des services de renseignement, puis d’être condamné, en 2009, pour avoir travaillé avec un média étranger sans y avoir été autorisé. Il venait en effet d’accorder une interview à Al Jazeera où il accusait Abdallah Senoussi, l’un des deux principaux responsables des services de renseignement libyens, d’avoir été présent le jour où 1 200 prisonniers furent massacrés, en juin 1996, dans la prison d’Abu Salim, près de Tripoli.

Je voulais être un journaliste professionnel et libre dans mon pays. Pour cette raison, j’ai décidé de ne pas partir et de continuer mon travail, quelles que soient les circonstances, ou les menaces dont je pourrais faire l’objet.

Accentuant leurs pressions et harcèlements, les services de renseignement accusèrent Mehiri d’espionnage et d’atteintes à la sécurité nationale, ce qui lui valu quelques interrogatoires supplémentaires. Le 16 janvier 2011, deux jours seulement après la fuite du dictateur tunisien Ben Ali, et donc le début du “printemps arabe“, Mehiri était convoqué par Abdallah Senoussi, quelques jours après qu’un cousin de Kadhafi lui ait confirmé que le régime avait accès à ses e-mails : “il a même été jusqu’à préciser la couleur utilisée par mes éditeurs quand ils modifient des passages de mes articles“.

Pour se rendre à la convocation, Mehiri décide de porter un jean, des chaussures de tennis et une vieille veste, un signe d’irrespect dans la culture libyenne, mais destiné à faire comprendre à Senoussi qu’il n’avait pas peur de lui. Leur rencontre dura quatre heures, durant lesquelles le responsable des services de renseignement lui fit comprendre que la Libye avait effectivement besoin d’être réformée, mais qu’il serait préférable qu’il cesse de donner la parole à des opposants, d’autant qu’il pourrait être arrêté, à tout moment, par les autorités. En discutant avec lui, Mehiri s’aperçut qu’il savait tout de lui.

Terroriser un peuple

De fait, son dossier, auquel le WSJ a eu accès, montre qu’il était espionné depuis le mois d’août 2010, au moyen du logiciel Eagle d’Amesys. Les journalistes ont en effet trouvé des dizaines d’e-mails et conversations privées qu’il avait tenues sur Facebook, que les services de renseignement libyens avaient imprimé et qui portaient, en en-tête, “https://eagle/interceptions”. Avant même que ses articles ne soient commandés, ou qu’il ne commence à enquêter, les “grandes oreilles” libyennes connaissaient les sujets qu’il proposait aux rédactions avec lesquelles il travaillait.

La majeure partie des e-mails interceptés avaient été échangés avec d’autres journalistes, dont ceux d’Al Jazeera. On y découvre que Mehiri enquêtait sur des affaires de corruption, sur l’argent que la Libye était prête à rembourser aux victimes de l’IRA – que Kadhafi avait soutenu -, ou que son pays refusait de verser aux victimes du massacre de 1996… Dans un autre des e-mails, il discutait des menaces proférées à son encontre ainsi qu’à celui d’un autre journaliste libyen, auprès d’un chercheur d’Human Rights Watch :

Merci de ne pas révéler mon identité, ce qui pourrait me mettre en danger.

Le 25 février, alors que la Libye avait commencé à se libérer, un autre e-mail était intercepté. Envoyé par un professeur de droit libyenne à Mehiri ainsi qu’à des employés du département d’Etat américain, et des Nations Unies, il proposait à Google de couvrir en temps réel, sur Google Earth, le suivi des évènements en Libye, afin d’aider les rebelles à savoir où se trouvaient les soldats fidèles au régime, de sorte de pouvoir soit les éviter, soit aller les combattre, et donc d’”achever la libération” de la Libye.

Mehiri, lui, ne lisait plus ses e-mails. Ayant couvert les premières manifestation à Benghazi, le 15 février, il avait préféré entrer en clandestinité, afin de protéger sa femme et son jeune fils, persuadé que le régime chercherait à lui faire payer tout ce qu’il avait écrit. Et ce n’est qu’en septembre dernier, après la libération de Tripoli, que Mehiri a refait surface. De retour à Benghazi, il a recommencé, depuis, à écrire pour Al Jazeera.

Pour lui, la décision d’Amesys de vendre à la Libye un système d’espionnage de l’Internet, en dépit du caractère répressif du régime de Kadhafi, est “un acte de lâcheté et une violation flagrante des droits de l’homme“. Paraphrasant Mac Luhan, Mehiri a précisé au WSJ que le médium est le message, et que “la surveillance, en tant que telle, suffit à terroriser un peuple” :

Pour moi, ils sont donc directement impliqués dans les persécutions du régime criminel de Kadhafi.

Une nouvelle “touche” pour Amesys

Dans le contrat proposé à la Libye, Amesys avait fait figurer une mention stipulant que deux ingénieurs français seraient envoyés à Tripoli pour “aider le client de quelque manière que ce soit“. Sur le mur du centre d’interception des télécommunications que le Wall Street Journal avait pu visiter, une affiche mentionnait le n° de téléphone et l’adresse e-mail d’un employé d’Amesys, Renaud R., susceptible de répondre à toute question technique et qui, contacté depuis par le WSJ, a refusé de répondre à ses questions.

Le 31 août dernier, suite aux révélations du WSJ, Renaud R. écrivait, sous le pseudonyme Skorn qu’il utilise pour chatter avec ses amis, que “Khadafi est sans doute un des clients les plus exigeants et intransigeant de ce monde. Ce qui prouve que notre système marche(ait) plutot bien quand même !“.

Interrogé sur le fait que cela portait un coup, en terme d’image, à son entreprise, Skorn répondait laconiquement que “le grand public n’est jamais notre client“, tout en précisant :

par contre, ça nous a déjà généré une touche commerciale pour un pays qu’on ne connaissait pas ! ;-)


PS : lorsque nous avons publié la “liste verte” révélant les noms et pedigrees des figures historiques de l’opposition libyenne espionnées par le logiciel d’Amesys, son attachée de presse nous avait pressé de bien vouloir… anonymiser le fichier, de sorte de masquer le nom de celui de ses employés qui avait rédigé le mode d’emploi du système Eagle. La demande, émanant d’une entreprise qui a justifié le fait d’avoir aidé Kadhafi à espionner ses opposants au motif que c’était “légal“, ne manquait pas de sel. Nous n’en avons pas moins anonymisé le document, car il s’agissait d’un subalterne. Le nom de Renaud R. a, lui, été publié par le WSJ. Bien que chef de projet Eagle à Amesys, nous avons également préféré ne pas mentionner la véritable identité de cet ingénieur en sécurité informatique de 29 ans, non plus que l’adresse du forum de discussion de ses amis.

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