Ressources numériques : des trésors derrière des forteresses

Le 20 avril 2011

Les contenus numériques payants accessibles en bibliothèque passent à côté des usages du web. Du coup, ils ne sont pas adaptés au public, qui les délaisse.


Je suis frappé par l’énergie considérable requise pour la gestion des “ressources numériques” dans les bibliothèques publiques. Attention je ne parle pas ici des bibliothèques universitaires où la problématique est différente.

À l’attention des non-bibliothécaires qui lisent ce blog, il s’agit de contenus payants, payés par les bibliothécaires pour leurs usagers qui sont a minima identifiés comme adhérents de la bibliothèque.

Nous pensons avec des mots : là où les bibliothécaires ont des “ressources numériques” le reste du monde a le web et des contenus…

C’est bien pour ça, soit dit en passant, qu’il ne s’agit pas de “valoriser des ressources numériques” (via des brochures imprimées “attractives”) mais plutôt de répondre à tel ou tel besoin documentaire (par ex. que recommandez vous pour apprendre l’anglais ?)

Un vrai far-west fatigant et des résultats décevants

De fait, ces “ressources numériques” sont un vrai far-west qui oblige les bibliothèques à d’incroyables acrobaties de gestion pour des résultats très décevants. Le bibliothécaire est censé tous les jours rendre séduisants des trésors derrière les murs de forteresses…

Pourquoi est-ce un domaine aussi complexe à gérer pour nous ? Parce que ces offres (chères) de contenus ne sont absolument pas pensées pour les destinataires finaux et oublient quasi systématiquement les droits fondamentaux des usagers en faisant une croix sur l’ADN du web : l’accès libre, le streaming et l’interopérabilité.

Vous en doutez ? Vous vous dites que j’exagère ? Voici un point proposé par Annie Brigant, de la direction des Bibliothèques de la Ville de Grenoble (merci à elle). Ces informations ont été proposées dans le cadre d’une réunion sur le sujet des “ressources numériques”. Extraits :

La bibliothèque municipale de Grenoble propose une offre :

  • sur place : Pressens, le Kompass, Vodeclic, la Cité de la Musique (désormais disponible au conservatoire) les films documentaires de la BPI,
  • à distance : Numilog, ArteVod, Cairn sur le portail Lectura et le patrimoine numérisé.

Sur le plan des usages, on observe :

  • la faiblesse chronique, la stagnation voire la baisse des usages. Pour plusieurs ressources, les usages sur place sont difficiles à mesurer en raison de l’insuffisance du modèle statistique d’Ermès.
  • En 2010, 8500 articles ont été consultés sur Pressens, il y a eu 200 téléchargements sur Numilog. Les livres audio de Numilog se sont révélés décevants en raison d’un problème de format (pas de mp3).
  • ArteVod pose le problème du paiement à l’acte : pour garder la maîtrise de leur budget, les bibliothèques doivent mettre en place des quotas qui détournent les usagers de la ressource et provoquent une baisse des usages.

Pour expliquer cette faiblesse des usages, on pointe souvent une insuffisance de communication, de formation des équipes, et surtout de médiation vis-à-vis des usagers. Il n’en demeure pas moins que des difficultés réelles viennent compliquer le travail de valorisation des équipes, qui se heurtent à la complexité du sujet. Ces difficultés sont liées :

  • aux modalités d’usage : ressource disponible sur place / à distance, en streaming / en téléchargement (les deux possibilités étant parfois offertes) ;
  • aux modalités d’identification : accès anonyme pour la consultation sur place, inscription préalable au service ou non pour les ressources à distance (ArteVOD et Numilog, mais pas CAIRN) ;
  • aux modalités d’accès : l’accès peut être illimité (éventuellement dans la limite d’un nombre d’accès simultanés) ou restreint, mais avec divers types de restrictions : limitation du nombre de consultations à un instant T (Numilog), du nombre de consultations sur une période (ArteVOD), durée de consultation limitée (Numilog sur place) ;
  • aux supports de consultation : ex. les livres numériques sont lisibles sur un micro-ordinateur mais aussi sur un type de tablette de lecture (Sony Reader), l’iPad et l’iPhone à condition de récupérer l’application sur l’Applestore ; les livres audio sont accessibles en WMA sur les baladeurs compatibles avec ce format, etc. ;
  • aux DRM : limitation du nombre d’accès sur X supports de consultation (Numilog), limitation du nombre de pages imprimables (variable selon le document sur Numilog) ;
  • aux contraintes techniques : la possibilité d’accéder au service varie selon l’ordinateur (PC/Mac), le système d’exploitation (Windows/Linux), le player (Adobe Digital Editions et non Adobe Reader pour Numilog, Windows media Player 11 pour ArteVOD), la version du navigateur, etc.
  • aux contenus eux-mêmes : ex. la durée d’archivage varie selon les titres de presse sur Pressens.

Que doivent en outre savoir les équipes pour pouvoir renseigner les usagers ? Il leur faut connaître :

  • les ressources acquises en bouquets et celles pour lesquelles la bibliothèque a opéré une sélection dans un choix de titres,
  • les modalités d’acquisition : abonnement (Kompass), acquisition (Numilog), acquisition pour une durée limitée (CineVOD),
  • le type de limitation d’accès : nombre d’accès simultanés (Vodeclic), nombre d’usagers (CinéVOD), nombre de documents (Pressens : restriction de 10.000 articles sur un an, avec limitation du nombre d’articles consultables par session), forfait annuel de téléchargement (ArteVOD),
  • les modalités d’identification : pour les ressources sur place, il y a un délai de 24 heures après inscription, d’où l’utilisation de cartes collectives en attendant.

Toutes ces contraintes font de l’utilisation des ressources numériques – notamment à distance – un véritable parcours du combattant pour les usagers dont seuls les plus motivés vont au bout de la démarche.

Avec un peu de recul, la situation actuelle revient à acheter pour d’autres des accès rares pour des contenus “naturellement” cachés derrière des murs payants, qu’on s’épuise ensuite à valoriser. “Le web” a compris depuis bien longtemps que le meilleur moyen de “valoriser” (faire connaître) des contenus est de laisser l’accès libre quitte à vendre des services ensuite (= freemium). Faire le contraire a des conséquences lourdes : difficulté d’accès à un monde clos, hétérogène, exclusif à certains moyens techniques et sélectionnés par un bibliothécaire inconnu (là où sur le web la confiance se construit, bien au-delà du statut de bibliothécaire)…

Entrer dans des flux, hétérogènes et instables, mais riches et ouverts

Pourquoi cette situation s’est-elle développée ? Je pense que nous sommes victimes du tropisme propre à la profession : la constitution de collections dans l’univers numérique. Aujourd’hui, le bibliothécaire est celui qui “donne accès” à des bases comme on achète un livre. Il fournit un accès légitimé par ses soins au risque de confondre la valeur marchande de l’achat au nom de la collectivité avec la vraie valeur d’usage : celle du libre accès, de la circulation et de l’appropriation des contenus par le plus grand nombre. Il me semble que, trop souvent, au nom de l’idée séduisante et rassurante d’une collection, pour “donner accès à”, nous acceptons des restrictions d’usages insupportables pour bon nombre d’internautes ! Le résultat est éclatant : partout on constate que ces offres ne “marchent pas” et coûtent très cher.

Dans les flux, j’ai de plus en plus de mal à croire à cette notion de collection et de plus en plus tendance à croire que la recommandation fine et la propulsion valent sélection, font collection. C’est bien là le changement de paradigme le plus profond pour des bibliothécaires qui doivent, pour le numérique, abandonner l’idée de mondes clos, de collections cohérentes, de communautés stables et territoriales pour entrer dans des flux nécessairement hétérogènes et instables, mais riches et ouverts.

Alors que faire ? Qu’on ne m’oppose pas svp l’instabilité des modèles économiques des fournisseurs de ces contenus. Rien n’oblige les acheteurs publics que nous sommes à accepter les conditions de prestataires qui cherchent à séduire leur clientèle à eux : les bibliothécaires. L’enjeu est bien d’élaborer avec eux des offres dans lesquelles l’usager final est respecté, dans lesquelles les bibliothécaires trouvent leur place le tout avec un modèle d’affaires viable. C’est possible si on s’en donne la peine. Nous avons quelques outils de mutualisation pour ça qui restent j’en conviens largement à améliorer. Nous avons très clairement besoin de les renforcer, nous y travaillons activement.

Dire non aux offres qui ne respectent pas à minima les droits des usagers ?

Toute la gestion des “ressources numériques” absorbe un temps de travail, des compétences, des énergies précieuses qui de fait, ne sont pas consacrées à la médiation de contenus en accès libre très souvent reléguée dans des sélections de sites hors des flux de passage…

Ne rêvons pas, la situation restera hétérogène, je n’ai bien sûr pas de solution ultime à vous proposer. Mais trouvons des réponses en posant des questions fondamentales : faut-il, pour les “ressources numériques”, continuer à construire des mondes clos au risque d’oublier la médiation de l’océan infini des pépites de contenus en accès libres sur le web ? Les contenus payants et payés pour d’autres, si intéressants nous semblent-ils, pour lesquels nous dépensons autant d’énergie, valent-ils vraiment la peine d’être proposés derrière des forteresses ? Ne faut-il pas tout simplement arrêter de proposer des offres qui n’ont pas des caractéristiques minimales respectueuses des droits des usagers ? A-t-on forcément besoin de “donner accès à” pour recommander, pour propulser ? Comment repenser ces équilibres ?

Au moment où l’on déclare les droits des lecteurs de livres numériques, où les amateurs de films s’engagent à ne plus pirater en échange d’offres acceptables, n’est-il pas temps de se regrouper et de proposer une charte de l’usager des ressources numérique en bibliothèque ?

Billet initialement publié sur Bibliobsession

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