Filtrage Internet: liaisons dangereuses?

Le 29 décembre 2010

Un web filtré, pour et aux dépens de tous. Telle est la surprise explosive que concocte en ce moment même le Comité Européen de Normalisation. Le tout, placé sous les bons offices de l'Opus Dei.

Opus Dei et Internet. La piste, annonciatrice des pires théories geeko-complotistes, est périlleuse. Pourtant, elle mérite d’être explorée, et ce avec le plus grand sérieux. Car il semblerait bien qu’un encensoir frappé du sceau de l’Opus Dei se balance dangereusement, et en ce moment même, au-dessus des fournisseurs d’accès européens (FAI), que l’organisation catholique controversée pourrait transformer en nouveaux croisés, dans cette contrée dangereuse qu’est l’Internet.

Le lièvre, levé par Jean-Marc Manach et suivi par Bluetouff il y a tout juste un mois, mène tout droit dans les coulisses rarement visitées de la normalisation européenne. Depuis janvier 2008, le Comité Européen de Normalisation (CEN), en charge d’harmoniser les standards européens, a sur le feu un projet intitulé “Logiciel et Services de Filtrage de Contenus et Communications d’Internet”. Nom de code CEN/TC 365. Au menu: du filtrage pour tous, placé sous le seul contrôle des opérateurs. La réflexion, menée dans la plus grande opacité, se propose de protéger enfants comme parents des “contenus potentiellement nocifs” d’Internet. Les documents de travail, qu’OWNI a réussi à se procurer, opèrent un amalgame entre contrôle parental et censure pour tous, qui pourrait bien se solder en un balisage moral de la toile.

Et l’Opus Dei là-dedans ? C’est un peu la surprise du chef. Car aux commandes de ce projet, on retrouve Optenet, un éditeur de logiciels, notamment de contrôle parental. Or la société est à bien des égards rattachée à l’Opus Dei. Un fardeau qui pèserait moins lourd, si Optenet n’avait pas déjà été accusé à de nombreuses reprises d’avoir censuré des sites parfaitement adaptés au moins de 12 ans.

Du contrôle parental au filtrage généralisé

Tout a commencé par une réponse tardive du gouvernement français à la question d’un député. Le 1er juin dernier, Jean-Claude Mignon (UMP) s’interroge sur les moyens mis en Å“uvre pour assurer une “plus grande protection des jeunes internautes.” Cinq mois plus tard, le ministère de la Famille et de la solidarité répond:

La secrétaire d’État chargée de la famille et de la solidarité a pris connaissance avec intérêt de la question relative à l’exposition croissante des jeunes internautes aux images violentes et dégradantes sur Internet. Pour une meilleure protection des jeunes sur Internet, le ministère en charge de la famille a préféré privilégier la promotion des logiciels de contrôle parental qui permettent aux parents d’assurer leur responsabilité face à Internet dans les meilleures conditions.

Et de poursuivre en détaillant le déploiement des actions gouvernementales aux deux niveaux français et européen:

La secrétaire d’État chargée de la famille et de la solidarité a annoncé lors du comité de suivi « Internet et protection de l’enfant » du 12 juin 2009, réunissant les pouvoirs publics, les associations et les FAI, la réalisation d’une norme française AFNOR (Association française de normalisation) sur les critères d’évaluation de la performance d’outils de filtrage Internet s’appliquant à l’Internet « fixe ». [...] La version expérimentale de cette norme a été publiée par l’AFNOR en janvier 2010. Elle sera présentée devant le bureau technique du Comité européen de normalisation dans le cadre du comité de projet « Filtrage Internet » (Project Committee « Internet Filtering »). Ce comité est animé par l’Agence espagnole de normalisation (AENOR). La publication d’un premier document européen est envisagée d’ici la fin de l’année 2010.

Qu’apprend-on ici ? Que le contrôle parental est entre de bonnes mains. Enfin, “la performance d’outils de filtrage Internet” puisque déjà, le basculement sémantique a eu lieu. Pas d’inquiétude à avoir, puisque l’Exécutif annonce que cette question a déjà fait l’objet d’une norme expérimentale sur nos terres; norme qui a été par la suite proposée comme piste de travail à l’échelle européenne.

Les processus de normalisation étant tortueux et rarement aérés, un arrêt s’impose avant de plonger davantage les mains dans le cambouis. Dans chaque pays européen une organisation rattachée à l’ISO (Organisation Internationale de normalisation), est responsable d’élaborer des normes en réunissant toutes les parties impliquées et en recherchant le “consensus”, maître-mot des Afnor (Association française de normalisation), Aenor (Association espagnole…), et autres acronymes du genre. Ce sont ces mêmes antennes qui, une fois la réflexion nationale entamée, réunissent leurs experts pour tenter d’élaborer une norme européenne, toujours censée emporter la plus large adhésion possible.

Ici, c’est donc l’Afnor qui a d’abord rassemblé autour de la table une large palette d’acteurs concernés par le contrôle parental (éditeurs de logiciels, FAI, associations de protection de l’enfance,…) pour proposer une norme française, toujours au stade expérimental, qu’il est possible de se procurer en ligne, moyennant le versement des frais de droits d’auteur. Le document, intitulé “Solution de contrôle parental sur un ordinateur” ne laisse aucun doute sur sa finalité: il “spécifie les critères de performance des solutions de contrôle parental proposées par les Fournisseurs d’accès à internet”, tenus depuis novembre 2005 de fournir gratuitement un logiciel dans ce sens.

Printemps 2010: l’Afnor toujours, rejoint une réflexion européenne menée de longue date au sein d’un comité, le fameux CEN/TC 365 ou “comité Filtrage Internet”, en mandatant un collège d’experts chargé d’exposer et de défendre les positions de la France auprès d’autres États. Et c’est là que ça se corse.

“Nous n’étions pas pour cette manière de faire”

Retour à novembre 2010. Suite au papier de Bluetouff et pour tirer au clair cet embrouillamini à l’eau bénite, un coup de fil à l’Afnor s’impose. Là, l’association nous apprend son retrait récent du projet européen. Raison invoquée ?

Le désengagement de certains partenaires, sans lesquels l’Afnor ne peut plus travailler au niveau européen.

“Certains partenaires” pour ne pas dire l’État, qui a décidé, pour des questions qui n’auraient rien à voir avec le fond du dossier, de couper les vivre de l’Afnor.

Résultat: il va falloir s’adresser directement aux institutions européennes, ainsi qu’à l’Aenor, qui pilote le comité, pour en savoir plus. Nouveau pépin: impossible d’obtenir la moindre information. Composition du comité, financement, présidence, calendriers, documents de travail: rien; ni sur le site, dont l’ergonomie se prête pourtant plutôt bien à l’information du public, ni par téléphone. Du côté du CEN, on plaide que “seuls les membres du système de normalisation y ont accès”. Quant à l’Aenor, il semblerait que tous leurs interlocuteurs soient touchés soit de surdité, soit de mutisme.

Retour à la case départ, retour donc à l’Afnor, auprès de laquelle nous exigeons plus de transparence face à cette boîte noire qui décidément, sent de plus en plus mauvais. Que contient ce projet européen sur le filtrage ? Conciliante, l’association précise en prélude:

Les deux travaux de l’Afnor et du Cen sont complètement différents.

Et de trancher dans le vif:

Nous n’étions pas pour cette manière de faire. En particulier sur certaines options prises en matière filtrage.

“Convient aussi au grand public”

Et c’est le constat qui revient chez tous les interlocuteurs: l’orientation du projet européen est “bizarre”, et “manifestement au-delà des objectifs”. Au-delà des objectifs, pour ne pas dire complètement en dehors des clous, puisque le comité verse allégrement dans le filtrage généralisé: pour et aux dépens de tous. Enfants, parents: toute la smala y passe, débordant ainsi largement le simple cadre du contrôle parental.

Dans un dernier document préparatoire, soumis à l’examen des États, le comité présentait en ces termes la finalité et le champ d’application de ses travaux [ndlr: les termes ont été soulignés en gras par nos soins]:

En utilisant un produit ou un service qui répond aux exigences définies dans cette Spécification Technique, un utilisateur peut être sûr que le produit ou le service:
a) a été spécifiquement réalisé pour répondre aux besoins des parents et des caretakers (administrateurs des systèmes de filtrage) pour les protéger, eux et leurs enfants, des contenus potentiellement nocifs sur Internet;
b) a été spécialement conçu pour les jeunes enfants (maternelle) et les mineurs, mais convient aussi au grand public désireux de se protéger des contenus potentiellement nocifs sur Internet.

Deux petites propositions bien placées et voilà que la population ciblée vient de passer la majorité. Et si ces mots n’ont rien d’effectifs, ils n’ouvrent pas moins une ambiguïté, bien trop grande et donc inacceptable en matière, ultra-sensible -faut-il le rappeler ?, de filtrage Internet.

Le risque est trop grand pour laisser planer le doute, et c’est d’ailleurs en ce sens que la France aurait tenté d’intervenir, afin de supprimer toute référence au “grand public”, précisent plusieurs sources1, dont l’une d’elles confie:

Un document qui fait l’amalgame entre service capable de protéger les enfants et service de protection des adultes laisse forcément un doute.

Les FAI, nouveaux croisés du réseau

Un doute qui tourne carrément à l’affolement lorsque l’on apprend que cet “amalgame” cherche à se faire oublier. Car non content de vouloir préserver la chasteté de tous les internautes, le comité de normalisation souhaite aussi le faire à leurs dépens, en favorisant le développement d’un filtrage installé non pas au niveau de l’utilisateur (comme il est d’usage avec les logiciels de contrôle parental en France), mais à la source même du contenu. Dormez sur vos deux oreilles, les opérateurs s’occupent de tout !

Alors certes, le comité fait concession d’un droit de regard à l’administrateur, lui permettant de préciser quels sites “ne doivent jamais être bloqués” ou, mieux, d’accéder “à l’intégralité du contenu disponible sur le web”. Mais s’empresse également d’y ajouter une simple clause. Qui vient évidemment tout annuler:

Cela ne peut en aucun cas supplanter le filtrage obligatoire de contenu opéré par le Fournisseur d’Accès Internet (FAI) ou mis en place dans le système de filtrage de contenu ou dans le service lui-même.

Un internaute soumis et à la capacité d’action limitée: voilà le profil souhaité par le comité de normalisation européen. Une perspective inquiétante, qui atteint des sommets lorsque l’on regarde la définition des contenus jugés “potentiellement nuisibles”: pornographie, comportements à risques, jeux en ligne; une liste parfaitement classique et légitime dans le cadre de la protection des plus jeunes, qui tourne à l’insupportable quand le spectre embrasse également le “grand public”.

Le débat se place donc bien au-delà des préoccupations françaises suscitées par la Loppsi, et les velléités de blocage du contenu pédopornographique. La confusion est totale, tellement énorme qu’elle en paraît absurde, et pourtant… Il y a quelques jours, l’Angleterre annonçait vouloir un filtrage des sites classés X, placé sous la houlette des opérateurs, afin de “changer la manière dont la pornographie s’invite dans les foyers britanniques.”


“Les jeunes se doivent — et ils le doivent également à leurs parents, leurs familles, et enfin à Dieu — de faire un bon usage d’Internet”

Je crois que le filtrage peut s’avérer un outil utile dans un grand nombre de situations.

Ces mots, ce sont ceux de José María Gómez Hidalgo, directeur de la R&D chez Optenet, et depuis peu président du comité européen Filtrage Internet. Sur son blog personnel intitulé “Nihil Obstat” (“Rien ne s’y oppose“, formule latine employée lorsque l’Église autorise la publication d’un ouvrage religieux), il détaille ainsi les effets vertueux du filtrage en cas “d’addiction à Internet”, déclinée en “un attrait excessif pour les jeux vidéo, des préoccupations sexuelles et l’envoi [intensif] d’emails et de messages”.

Depuis le 22 novembre dernier, José María Gómez Hidalgo est à la tête de la réflexion européenne sur le filtrage. Seul candidat à la succession d’un autre dignitaire d’Optenet, sa nomination, réalisée dans une certaine opacité, a fait l’objet de nombreuses réticences.

Pourtant selon l’Afnor, le président d’un comité de normalisation n’a aucun pouvoir spécifique:

Il anime les débats, n’a aucun droit de veto, et sa voix ne pèse pas davantage. Son rôle est de chercher le consensus entre les différentes parties prenantes.

Voilà pour la théorie; côté pratique, sans grande surprise, le son de cloche est parfaitement différent:

Au cours de réunions qui ont fait suite à sa nomination, certains ont rapporté qu’il ne se contentait pas d’orienter les débats, mais qu’il éludait carrément certaines questions!

Tant et si bien que certains irréductibles ont annoncé jouer intentionnellement le jeu de la présidence, afin de forcer le trait et de faire remarquer sa partialité au sein du CEN, qui ne vérifie pas a priori les inclinaisons politiques et religieuses des membres de ses comités.

Un président dont l’inclination à diriger la manÅ“uvre européenne d’une main d’Inquisiteur inquiète d’autant plus que les faits d’armes de la société qu’il représente sont particulièrement éloquents en matière de filtrage.

Firme d’envergure internationale, leader dans le secteur des logiciels de contrôle parental, Optenet a en effet fait quelques vagues avec sa conception toute particulière de ce qui doit rester hors de portée de nos chères têtes blondes. En Espagne, des sites abordant l’homosexualité auraient été exclus de la navigation sur certains ordinateurs publics utilisant la technologie d’Optenet. Même topo en France, où les listes développées par la société servent de référence au logiciel de protection parentale d’Orange, Securitoo, qui interdirait l’accès à des sites tels Act-Up, Les Chiennes de Garde, Ni Putes Ni Soumises ou empêcherait la lecture en ligne de Lolita de Nabokov, indique Kitetoa, qui s’est aussi penché sur l’affaire. Au passage, l’entreprise ne cultive pas vraiment une image d’enfant de chÅ“ur sur nos terres, puisqu’elle a également été accusée d’avoir volé les listes élaborées au sein de Xooloo, une entreprise française concurrente; jugement dont elle a fait appel.

Le cumul aurait suffi à nous alerter, mais il y a mieux: depuis sa création, Optenet est étroitement liée au mouvement intégriste catholique de l’Opus Dei. En Espagne, ses fondateurs sont issus de l’Université de Navarre, satellite revendiqué de l’organisation. La fondation de cette institution (Fundacion Universitaria de Navarra), est d’ailleurs actionnaire de l’entreprise à hauteur de 28 %.

En France, Libération pointait en 2007 les liens du fondateur de la filiale française, Alberto Navarro Mas avec l’Opus Dei: gestion des éditions Le Laurier spécialisée dans les publications de l’Opus Dei, interventions au sein de résidences universitaires financées par l’organisation, faisaient partie de ses activités annexes.

En 2002, relève Le Monde, le conseil pontifical déclarait:

Le contrôle parental devrait s’assurer qu’une technique de filtrage est utilisée sur les ordinateurs accessibles aux enfants [...], les jeunes se doivent — et ils le doivent également à leurs parents, leurs familles, (…) et enfin à Dieu — de faire un bon usage d’Internet.

Mission visiblement endossée par Optenet qui, par ses engagements passés, et par sa nouvelle maîtrise de l’agenda européen, se tient certainement en odeur de sainteté.

Mais la croisade n’est pas encore un succès. Si elle s’approche de son terme, la réflexion du comité de normalisation européen est toujours en cours. En outre, l’Afnor précise qu’elle aboutira non pas à une “norme”, mais à une “spécification technique”. Différence de taille, puisqu’elle implique que les différents États concernés gardent un ultime droit de regard, qui leur permettra de rectifier si nécessaire le tir.

Une consolation qui ne doit pas occulter l’urgence de la situation, car comme l’indique l’un des experts engagés aux côtés de l’Afnor, le déroulement du processus de normalisation, domaine anonyme et réservé aux experts, peut très vite s’emballer. Et engendrer une véritable aberration aux relents de censure, dont les tentacules viendraient embrasser l’ensemble du réseau européen.

Illustrations CC: mlinksva, Mr. Enjoy, mava, stan et Andréia

  1. A noter que la France se démarque sur ce point précis, dans la mesure où les différents accords et chartes conclus entre le gouvernement et les FAI ne laissent place à aucune ambiguïté: jamais la figure du parent n’est englobée dans le système de protection, ni même remise en cause par celui-ci, chaque document en appelant à la responsabilité de ce dernier. []

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