L’heure des braves

Le 12 mai 2010

Agnès Maillard prend le pouls de notre société dans une rue de Bordeaux, un matin, très tôt.

Dès que j’ai aperçu le mouvement furtif de sa silhouette en tête d’épingle au pied des tours jumelles, j’ai su qu’il était pour moi.

De retour sur la rue Mandel, alors que la nuit se délave à peine en outremer au-dessus de la cité endormie. Mes voyages pour Paris ont toujours cette saveur particulière des dernières heures de la nuit, celles des couche-tard et des lève-tôt, ces deux populations que tout oppose, sauf d’improbables rencontres blafardes dans un théâtre d’ombres silencieuses. L’air est vif, mais doux, juste cette caresse de fraîcheur qui finit de rincer les paupières lourdes d’un sommeil interrompu. La rue Mandel est un canyon vide et silencieux, une balafre rectiligne qui s’enfonce dans le cÅ“ur de Bordeaux, juste ourlée de la tresse de lumière orange de l’éclairage public.

Je suis seule.
Même les oiseaux étirent leur flemme encore quelques minutes pendant que l’aube peine à s’élancer à l’assaut du ciel.

Au début, il n’a même pas été un mouvement, juste une idée de mouvement, écrasée par la perspective de la cité administrative. Puis, il est devenu un clignotement, celui de sa minuscule silhouette qui alterne l’ombre et la lumière des lampadaires.
Orange. Gris. Orange. Gris.

Il grandit au rythme de sa progression solitaire. Je me demande ce qu’il voit de moi. La masse brune de mon manteau déjà trop chaud. Ou peut-être rien, une ombre de plus au pied de l’arrêt de bus, une irrégularité dans l’alignement morne des façades.

Il porte une sorte d’uniforme d’un vert de gris délavé, un peu avachi, surmonté d’une casquette assortie. Il trace sa route qui va passer au ras de mes bottes en prenant bien soin de ne pas arrêter son regard dans le mien. C’est toujours un peu intimidant une rencontre nocturne dans une ville morte, comme un extrait de film de fin du monde. Il est à peine un peu plus grand que moi, probablement plus vieux dans son personnage sans âge et son regard déteint s’acharne à fixer l’horizon fermé de la rue. Droit devant. Un pas devant moi. Son regard qui ne parvient pas à éviter de glisser vers le mien, toujours aussi impudique dans sa soif de photographie mentale.

- “B’jour”

Il a le souffle malaisé et la voix rauque de ceux qui ne se paient pas de mots.

- “Bonjour”

Sa nuque ralentit pendant que son pas hésite, que son torse, comme vrillé par une force irrépressible, se tourne lentement vers moi.
Encore un pas qui chevauche l’autre sans parvenir à s’enfuir et il me fait face.
Je ne cille pas. J’attends.

- “Vous savez, les bus sortent à peine du dépôt, ils vont bientôt arriver.”
- “Oui, je sais. Je vais prendre le premier train. Vous allez travailler ?”
- “Oui, comme tous les matins, depuis Libourne.”
- “Putain, c’est loin, ça doit vous faire tôt.”
- “Ben oui, mais qu’est-ce que vous voulez, madame, je n’ai pas le choix.”
- “Oui, je sais, nous n’avons pas beaucoup de choix.”

Il est rattrapé par son élan, hasarde deux pas de plus vers le centre-ville, hésite, s’arrête, hésite encore. Je sais qu’il va revenir, je sais que, comme souvent, j’ai rompu une digue, là-bas, quelque part dans sa gorge, quelque chose qui se dénoue et qui exige de jaillir.

Il revient vers moi.

Vous savez, moi, j’ai toujours bossé, toujours, dès 16 ans, j’ai trimé. Se lever tôt, ça me connaît et le boulot, ça me fait pas peur. Et pourtant, j’ai galéré. Là, tel que vous me voyez, j’ai tout perdu, j’ai perdu ma vie, j’ai rien. J’aurais jamais de femme, jamais de gosses, c’est foutu pour moi. Je vis chez ma mère, là-bas, à Libourne, et tous les matins, je viens ici. Putain, à moment donné, j’ai même dû aller chercher ma bouffe à la soupe populaire, oui, à la soupe populaire. La bouffe qui rend malade. Regardez comme je suis, ma vie est foutue. Moi, je vous le dis, ça peut pas durer comme ça. Partout, les gens se préparent, parce que ça peut pas continuer comme ça. Oui, madame, les gens se préparent, je vous le dis, et ça va chier. Mais regardez qui bosse aujourd’hui? Qui prend le boulot? Dans les chantiers, y a plus de Français, que des étrangers. Les Français, ils veulent pas se fatiguer. Moi, j’ai bossé sur les chantiers. J’ai trimé dur. Jusqu’à ce que je ne puisse plus. Je ne suis pas un faignant, moi, madame, jusqu’à ce que je puisse plus. Et là, j’ai eu le droit à rien. Quand t’es dans la merde, t’es seul. T’es toujours seul. T’as plus d’amis, t’as plus rien. T’es seul. Et si tu t’appelles pas Mohamed, t’as le droit à rien. Juste de crever. Oui, madame, tout seul.

J’ai tout écouté, sans bouger, sans rien dire, juste en soutenant son regard fatigué que des éclairs de colère animent parfois. Le flot de ses paroles ne s’est pas tari, il reprend juste son souffle. Je pense qu’il n’a pas dû parler autant depuis bien des années.

- Vous faites quoi comme boulot, là ?
- Je bosse au cimetière. Un boulot de la ville. Un drôle de boulot où j’en ai vu, des gens pleurer. À ce moment-là, madame, on est tous pareils, oui, tous pareils, on pleure tous pareil. Oui, j’en ai vu des gens pleurer…
- Et tous les matins, vous venez aussi tôt de Libourne?
- Oui, madame. C’est que je n’ai pas le choix, c’est tout ce que j’ai trouvé. Mais ça va pas durer, vous savez, ça va pas durer longtemps comme ça, encore. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Ça va pas durer. Bonne journée, madame.
- Bonne journée à vous aussi. Et bon courage

Et il repart, de sa drôle de démarche d’automate, comme s’il ne s’était pas arrêté, comme s’il n’avait pas parlé, comme ça, longuement, pendant que la ville s’éveille enfin.

Le bus s’arrête enfin à ma hauteur, avec sa cargaison habituelle de forçats aux yeux cernés et tristes.

- Je suis désolée, je n’ai pas du tout de monnaie.

Le chauffeur s’amuse de mon billet de 5 €

- Non, mais ça va très bien ça.
- Oui, mais sur le panneau de l’arrêt, ils disent en gros que ceux qui n’ont pas l’appoint, ils iront à la gare à pied.

Cette fois, il rit franchement.

- Non, ça devrait aller pour cette fois. Il est à quelle heure, ce train ?
- C’est le 7h22, je suis un peu en avance, mais je n’ai pas envie de le rater.
- Bah, vous êtes très large et vous avez même le temps de prendre un café avec moi à l’arrivée, ajoute-t-il avec l’Å“il qui frise, en me rendant ma monnaie.

Et c’est nantie de la promesse d’un petit noir bien serré que je me laisse porter à travers la ville qui s’éveille enfin. Derrière les grandes baies du bus à soufflets, je vois se dérouler toute cette petite humanité de ceux qui doivent se lever tôt pour servir ceux qui ne se posent pas trop de questions. Pas de questions sur les entrailles de la machine qui leur fournit complaisamment croissants croustillants, nouvelles fraîches et chocolat chaud dès le saut du lit.

Comme un dû. Comme une évidence. Comme un petit miracle chaque jour renouvelé au prix de bien des fatigues, bien des voyages, bien des renoncements. D’autres uniformes envahissent les trottoirs, les salopettes des balayeurs, des éboueurs, les blousons des cafetiers occupés à déployer leur terrasse, des fleuristes qui ouvrent leurs bouquets à l’ombre de leur devanture, les tabliers des bouchers qui débitent les escalopes des rombières. Le petit peuple des larbins est sur le pied de guerre quand les maîtres du monde ronronnent encore sous leur couette.

Les abords de la gare ont bien changé depuis mon dernier voyage, les travaux ont enfin laissé la place au tramway conquérant et les lumières étudiées rivalisent de clarté avec l’aube enfin triomphante. Mon chauffeur s’excuse de n’avoir que sept minutes à me consacrer, mais me promet ma revanche à mon prochain voyage. Lui s’est levé à quatre heures pour me mener à bon port.

Décidément, le monde appartient à ceux qui ont des salariés qui se lèvent tôt.

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