Quand la photographie se dit objective

Le 20 mars 2010

L'exclusion de Stepen Rudik par le jury du World Press Photo a soulevé à nouveau la question de la retouche. La notion même de « retouche » n'étant pas neutre, elle pose aussi celle de la vision de la photographie à laquelle elle est liée et le système de valeurs qu'elle met en mouvement lorsqu’on l’utilise.

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Le cas récent de l’exclusion de Stepen Rudik par le jury du World Press Photo, signalé par Sébastien Dupuy, a replacé la question de la retouche au centre de l’attention. Mais, la notion même de « retouche » étant loin d’être neutre, il est intéressant d’observer à quelle vision de la photographie elle est liée et quel système de valeurs elle met en mouvement lorsqu’on l’utilise. Si, en effet, l’on peut dire que parler de « retouche » nous ramène à l’idée d’une intervention humaine qui viendrait « parasiter »  l’acte photographique, déjà conclu en lui-même, l’on pourrait se demander pourquoi certains groupes et institutions veulent encore préserver la pureté du médium à une époque où le numérique rend extrêmement faciles et presque indétectables les retouches photographiques.

Un moyen de « reproduction »

La réponse pourrait se trouver dans le statut que la photographie a depuis sa naissance et qui est profondément lié à son haut degré d’automaticité. Comme Daguerre lui-même le précise, le daguerréotype « n’est pas un instrument qui sert à dessiner la nature, mais un procédé physique et chimique qui lui donne la facilité de se reproduire elle-même »[1]. Depuis ses origines, la photographie serait donc un moyen de « reproduction », et non pas de « représentation » ; la « médiation » et l’ « interprétation » humaines mises à l’écart grâce au corps mécanique et automatique de l’appareil (la célèbre expression de George Eastman « you press the button, we do the rest » est à ce propos très parlante) on arriverait à l’« objectivité » nécessaire pour obtenir une image qui n’est plus une copie de l’objet, issue d’une interprétation humaine, mais « cet objet lui-même […] libéré des contingences temporelles »[2]. Comme André Bazin l’explique, « le phénomène essentiel dans le passage de la peinture baroque à la photographie ne réside-t-il pas dans le simple perfectionnement matériel (la photographie restera longtemps inférieure à la peinture dans l’imitation des couleurs), mais dans un fait psychologique : la satisfaction complète de notre appétit d’illusion par une reproduction mécanique dont l’homme est exclu. La solution n’était pas dans le résultat mais dans la genèse »[3].

Et si, comme Bazin le souligne, l’on pourrait déjà reconnaitre les premiers pas de l’esthétique réaliste de l’image photographique dans les représentations picturales de la Renaissance, il ne va pas de même pour son « objectivité », qui est obtenue seulement au moment où le daguerréotype permet de mettre de côté l’humain (en lui substituant l’ « objectif »)[4], comme s’il s’agissait d’un intrus entre la nature et l’image de la nature même. Dans ce contexte, une expression de Barthes comme « la photographie est une image sans code »[5] prend toute son ampleur : libéré de la « médiation » humaine, « le référent adhère à la photographie »[6]. Bazin, encore une fois, le dit de façon éclairante : « tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme; dans la seule photographie nous jouissons de son absence »[7]. William J. Mitchell pointe aussi l’importance de l’automaticité photographique pour la mettre en relation avec les images « acheiropoïètes » (non faites de main d’homme), en ce qui concerne le passé, et les procédures de production du discours scientifique, en ce qui concerne le présent, car l’absence de l’intervention de l’homme semblerait dans tous ces cas fournir la garantie de l’absence de manipulation, et donc une « véridicité » supposée.[8]

L’acte médiateur à la base de l’image photographique

Mais comment pouvoir oublier le geste de l’homme, quand tout dans la photographie est là pour nous le rappeler ? Choix du sujet, de l’exposition, cadrage, recadrage, tirage, impression et contexte de publication, sans parler de l’invention de la technique photographique elle-même : tout cela nous renvoie sans cesse à l’acte médiateur qui est à la base de l’image photographique, et que tant de photographes plus ou moins proches de la création artistique ont revendiqué pour  parler de la photographie comme d’un moyen d’expression à part entière. Ce grand oubli doit bien avoir une explication, qui est à chercher peut-être dans la vision naturaliste moderne, laquelle oppose « un esprit plus ou moins immatériel et un monde corporel objectif, c’est-à-dire dont les propriétés seraient spécifiées préalablement à toute opération de connaissance »[9], et qui a fait de la photographie l’une de ses techniques privilégiées pour l’observation de ce monde. Dans un monde où l’interprétation, la « médiation » de l’homme n’est plus nécessaire pour arriver aux choses, ou, pire encore, déforme ou manipule les choses mêmes, à quoi bon la prendre en considération ? Mais sans s’aventurer dans de telles spéculations, l’on ne peut pas nier que, même pour le sens commun, l’interprétation s’oppose à l’objectivité, et que cette dernière est gagnante si l’on veut entendre un discours « sérieux ».

Une vision répandue dans le milieu du photojournalisme

Parler de « retouche » par rapport à la question du travail numérique postérieur à la prise de vue signifierait donc l’opposer à une présumée « véridicité » de la photographie telle qu’elle existe au moment de sa « capture ». Comme le souligne André Gunthert, l’exclusion de Stepan Rudik par le jury du World Press Photo s’appuie sur une telle conception de la photographie, pour laquelle le fichier RAW constitue un moyen pour distinguer le travail de prise de vue de celui de l’intervention postérieure avec les outils numériques[10]. Mais cette vision de l’image photographique, répandue dans le milieu du photojournalisme et qui présuppose une technique « transparente » et « mimétique » par rapport aux objets du monde, s’oppose non seulement à une photographie supposée « fausse » ou « menteuse » mais aussi, d’un autre point de vue, à une photographie en tant que « moyen expressif ». La photographie en tant que « document » s’oppose donc à la photographie en tant que « création », et, en quelque sorte, les deux se définissent mutuellement.

L’exclusion de Stepan Rudik, un mal mineur

Mais comment cette opposition peut-elle tenir la route si, comme nous l’avons vu précédemment, elle repose sur l’idée facilement contestable du mimesis de l’image par rapport au monde ? Évidemment, et comme Tom Gunning le suggère, « la valeur sociale de la prétendue vérité de la photographie »[11] doit garder des encrages profonds au sein de notre société pour que cette dernière continue à croire dans le réalisme de l’image photographique. Selon Gunning, les outils numériques de retouches ne menaceraient donc pas cette vérité : « Puisque celle-ci est autant le produit d’un discours social que la qualité indicielle de l’appareil, il est fort probable que l’on trouvera le moyen de la préserver, du moins dans certaines circonstances. Le risque sera toujours un risque, sans devenir une fatalité. De même, puisque la fascination d’une photo truquée repose en partie sur sa vraisemblance, il est probable que même sur un plan populaire ou artistique, la photographie continuera de donner l’impression d’enregistrement exact de ce à quoi ressemblent les choses, faute de quoi l’on prendra beaucoup moins de plaisir à la distorsion »[12].

L’exclusion de Stepan Rudik constituerait-il donc un mal mineur pour la photographie, indispensable à cette dernière pour maintenir l’encrage dans le « réel » et continuer à exister en tant qu’entité autonome et indépendante des autres formes d’illustration? Même s’il est légitime de poser la question sous cet angle, il reste néanmoins souhaitable de s’interroger sur la nature des liens que la photographie entretient avec ce « réel », aussi bien que de ceux que nous entretenons avec la photographie elle-même.


[1] Louis Jacques Mandé Daguerre, « Daguerréotype », publicité de Daguerre pour son procédé, imprimerie de Pollet, Soupe et Guillois, Paris, 1838, dans Le daguerréotype français. Un objet photographique, Paris, éd. de la Réunion des Musés Nationaux, 2003, p. 384.

[2] André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, éd. du Cerf, 1990, p. 14.

[3] Ibid, p. 12.

[4] Voir ibid. p. 13.

[5] Roland Barthes, « Le message photographique », Communications, n° 1, 1962, p. 127-138.

[6] Id., La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 18.

[7] A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 13.

[8] Voir William J. Mitchell, The Reconfigured Eye, Visual Truth in the Post-photographic Era, Cambridge (Massachusetts), The MIT Press, 1994, p. 28.

[9] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 259.

[10] Voir André Gunthert, « Le détail fait-il la photographie ? », L’Atelier des icônes, 7 mars 2010.

[11] Tom Gunning, « La retouche numérique à l’index », Études photographiques n°19, décembre 2006.

[12] Ibid.

Billet initialement publié sur Métamorphoses, blog de Culture visuelle

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