OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Margaret Mead, l’oubliée des débats féministes http://owni.fr/2011/03/08/margaret-mead-loubliee-des-debats-feministes/ http://owni.fr/2011/03/08/margaret-mead-loubliee-des-debats-feministes/#comments Tue, 08 Mar 2011 09:30:38 +0000 Claire Berthelemy http://owni.fr/?p=50128 Rendons à Cléopatre ce qui lui appartient :

“Qu’il s’agisse de petites ou grandes questions, de parures ou de cosmétiques ou de la place que l’homme occupe dans l’univers, on retrouve toujours la distinction [...] des rôles attribués respectivement aux hommes et aux femmes.

Margaret Mead dans L’un et l’autre sexe, 1949

En 2011, cette réflexion de Margaret Mead n’est absolument pas novatrice. Mais dans les années 1930, les théories ethno-centristes dominent l’Amérique puritaine, bien loin de celles de Margaret Mead. Male and female sort aux USA en 1949 – la même année que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir – puis en 1966 en France sous le titre L’un et l’autre sexe. L’ouvrage remue les moeurs et est largement contestée par Derek Freeman, anthropologue dont la plupart des travaux ont eu trait à la contestation des travaux de sa consœur. Cette fois le questionnement va plus loin que sa première étude sur la simple question de l’existence d’une adolescence typiquement américaine.

Parmi toutes les femmes qui ont pu apporter leur grain de sel à la société, elle est à présent loin des projecteurs. Pourtant l’anthropologue, poussée par sa grand-mère à observer les comportement des autres depuis son enfance, a oeuvré de façon remarquable pour la “cause féminine”.

Margaret Mead détruisait dans son premier ouvrage, Moeurs et sexualité en Océanie (compilation parue en 1955 de deux de ses premières enquêtes entre 1928 et 1935) l’idée même d’une adolescence spécifique à l’occident. En publiant ses conclusions, elle est mise à l’épreuve de diverses contestations méthodologiques. Mais le plus important reste sans nul doute ce qui motivera le reste de sa carrière : tout est forgé par la société, y compris la différenciation sexuée.

Pour Numa Murard, sociologue et professeur à l’EHESS :

Si la validité de ses observations de terrain et son contenu purement ethnographique peuvent être contestables, le plus important est qu’elle a montré que les femmes et les hommes sont des constructions culturelles [...] et ce n’est pas seulement Margaret Mead qui est contestable. Dans l’âge d’or de l’anthropologie, même Malinowski pourrait l’être : les observateurs venaient des pays industrialisés pour observer des pays non industrialisés. Pourtant ils ont permis une compréhension des sociétés.

Chacun est donc potentiellement contestable à ce moment là de l’histoire des sciences sociales. Ces années charnières sont marquées surtout par l’assertion que l’occident représente l’évolution. Et les autres sociétés siègent au bas de l’échelle. L’évolutionnisme quasi hégémonique en anthropologie (et Darwin) n’est guère loin et influence chaque recherche scientifique de l’époque.

Le féminin n’est pas une essence

Mead estime que les femmes possèdent des talents qu’elles n’utilisent pas et que “la société doit innover pour qu’elles puissent exprimer tout leur potentiel, qu’elles contribuent à la civilisation comme elles participent par ailleurs à la perpétuation du genre humain.» (ibidum).

Mettre les femmes, conditionnées par la société, au même niveau que les hommes, voilà un refrain encore d’actualité dans les propos féministes.
“La variabilité des caractères [des sociétés étudiées par Margaret Mead] permet de voir que le féminin n’est pas une essence” explique Numa Murard. En ça, elle marquera les prémices du féminisme actuel.

Elle puise dans ses recherches d’anthropologue des exemples. Ainsi, elle démontre donc que chaque culture définit les rôles masculins et féminins. Chez certains peuples, les hommes et les femmes ont une personnalité propre à leur civilisation dans laquelle ils ont été élevés. Chez les Mundugumor, les hommes et les femmes ont un tempérament brutal et agressif. Et ce sont ces dernières qui assurent presque entièrement la subsistance du peuple, détestent être enceintes et élever leurs enfants.

Les Arapesh, eux, sont attentifs aux besoins des autres. Et chez les Tchambuli [en], la femme a une place dominante et l’homme se présente comme un être émotif. À chaque société correspond ses caractères sexués dont les fondements se trouvent dans l’éducation.

Si le biologique n’a plus lieu d’être cité dans la construction des sexes, c’est parce que la nature est malléable et “qu’elle obéit aux impulsions que lui communique le corps social” . L’hypothèse de Margaret Mead permet de dégager les principes selon lesquels des types de personnalités différentes ont pu être assignés à des hommes et à des femmes dans l’histoire occidentale : les garçons devront dominer leurs émotions et aux femmes de manifester les leurs. Du pain béni pour justifier les comportements différenciés.

Son terrain ethnologique en Océanie démontre également que dans certaines ethnies, des traits de caractères comme la passivité ou la sensibilité sont typiquement masculins. Concluant que la culture façonne les identités sexuelles, elle constitue pour son époque une figure du culturalisme encore en application dans certains courants féministes et combattra toujours l’éternel “idéal féminin”.

Délaissée par les féministes d’aujourd’hui ?

Pas vraiment reprise par les contemporains, chercheurs ou philosophes, différentes raisons peuvent être avancées. Numa Murard explique que “la première à avoir posé la question du genre reste Margaret Mead, alors qu’on cite la plupart du temps Simone de Beauvoir comme grande initiatrice des questionnements sur le genre”.

Une première explication de son absence des mouvements féministes pour Jules Falquet, maître de conférence en sociologie à l’université Paris Diderot et co-responsable du CEDREF (Centre d’enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes), “si elle a été très lue à l’époque, les recherches sur la différentiation sexuée et le féminisme se sont développées dans d’autres directions.”

Et une deuxième proposition de la chercheuse, l’imbrication des questions de genres et de classes sociales:

Le féminisme en lui-même n’a guère repris Margaret Mead, et aux Etats-Unis les féministes, notamment les femmes noires, ont montré avec force que le sexe n’était pas la seule caractéristique importante des femmes. Il fallait absolument prendre en compte le racisme et ses effets, et la position de classe de chacune.

Il a fallu mêler les différentes inégalités et ne pas regarder le genre comme seul critère inégalitaire dans la situation féminine. Aller plus loin que ce que Mead avait déjà fait en somme.

Christine Delphy, auteure et chercheuse au CNRS, avance notamment l’absence de prise de position politique de la chercheuse. Malgré tout “elle a été une inspiration pour les féministes [...] et a sans doute joué le rôle d’un déclencheur de l’idée “le sexe est social”. Si Margaret Mead n’a pas pris position et n’a apporté que l’interprétation de ce qu’elle a observé, Simone De Beauvoir s’en est occupée”.

Toutes sortes de raisons ont fait que la chercheuse a été évincée des débats. Aujourd’hui pourtant rien n’est plus actuel que la base des inégalités entre hommes et femmes et le côté culturel des sexes. Elle aurait eu 110 ans cette année, peut-être serait-il temps de relire quelques pages et gagner en modestie pour avancer.

Photo CC Flickr He-Boden, Sean Dreillinger

Image de Une par Marion Kotlarski pour Owni

Retrouvez l’intégralité de notre dossier sur la Journée de la Femme.

Téléchargez l’infographie des Positions féministes. (cc) Mariel Bluteau pour Owni /-)

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L’anthropologie, une science? http://owni.fr/2011/01/10/l-anthropologie-une-science/ http://owni.fr/2011/01/10/l-anthropologie-une-science/#comments Mon, 10 Jan 2011 15:50:25 +0000 Daniel Lende (trad. Hicham Sabir) http://owni.fr/?p=33727 Depuis la première publication de cet article, l’Association Américaine d’Anthropologie a publié une nouvelle déclaration « Qu’est-ce que l’anthropologie ?» qui contient les lignes suivantes : « Pour comprendre l’étendue et la complexité des cultures à travers l’histoire humaine, l’anthropologie s’appuie aussi bien sur les sciences sociales et la biologie que sur les sciences humaines et physiques ».

L’AAA a aussi publié le texte AAA Répond à la Controverse au Sujet de la Science dans l’Anthropologie: « Certains media, notamment un article dans le New York Times, a présenté l’anthropologie comme divisée entre ceux qui la considèrent comme une science et les autres, et ont donné l’impression que le conseil d’administration de l’Association Américaine d’Anthropologie estime que la science n’a plus sa place dans l’anthropologie. Au contraire, le conseil d’administration reconnait le rôle crucial que jouent les méthodes scientifiques dans beaucoup de recherches anthropologiques. Pour clarifier cette position, le conseil a publié le document Qu’est-ce que l’Anthropologie? qui a été validé lors de la réunion annuelle de l’AAA le mois dernier, en même temps que le nouveau plan d’action à long terme ».

Nous pensons néanmoins que ce débat est intéressant à suivre.

Titre original : Anthropology, Science, and the AAA Long-Range Plan: What Really Happened

Nicolas Wade a récemment publié un article controversé dans le New York Times « L’Anthropologie est-elle une Science? La Déclaration Creuse le Fossé », en réponse à la décision de l’Association Américaine d’Anthropologie (AAA) de supprimer le terme « science » de son plan d’action à long terme.

Cette décision a réveillé de vieilles tensions entre d’une part les chercheurs des disciplines anthropologiques scientifiques s’appuyant sur des sciences telle que l’archéologie, l’anthropologie physique ou l’anthropologie culturelle et d’autre part les membres de la profession qui étudient les races, l’ethnicité et les genres et qui se considèrent comme les défenseurs des autochtones et des droits de l’homme.

J’ai déjà abordé cette controverse dans mon article « L’Anthropologie et la Science selon l’Opinion Publique », dans lequel j’avais présenté les dernières réactions en date, notamment celles visant l’article de Wade. On y trouvera mes arguments concernant les changements dans le plan à long terme de l’AAA ainsi que les différentes interprétations données par les anthropologues. Aujourd’hui je cherche à défendre l’anthropologie en présentant la controverse d’une façon plus précise que ne l’a fait l’article de Wade.

Pourquoi la controverse a-t-elle éclaté? Un processus interne devenu public.

Nicholas Wade décrit la scission en se basant sur « la lutte interne qui a éclaté après que le groupe le plus actif politiquement ait attaqué le travail réalisé par Napoleon Chagnon, un anthropologue scientifique, et James Neel, spécialisé en médecine génétique, sur le peuple Yanomamo du Vénézuéla et du Brésil ».

Ceci est une interprétation biaisée de ce qui s’est réellement passé : Les questions qui ont lancé le débat sont plus mondaines et d’avantage liées au statut actuel de l’anthropologie que de simples « luttes tribales ». En effet, dans les quelques cinquante réactions qui ont suivi la décision de l’AAA, la controverse d’El Dorado n’apparait que comme une anecdote de second plan.

L’explosion qui a suivi l’abandon du mot “science” a démarré en deux temps:

1) un nouveau document interne a été rendu public

2) les réactions sur Internet ont alimenté une controverse plus large en focalisant l’attention sur les implications possibles du document.

Si je comprends bien, c’est la direction de l’Association Américaine d’Anthropologie qui a décidé la mise à jour de son plan à long terme, dont la dernière modification remonte à 1983. Comme les dirigeants de l’AAA l’ont écrit dans le rapport officiel de planification (après que la controverse ait été lancée) : « Notre plan à long terme devait être mis à jour afin de répondre à l’évolution de la profession et aux besoins des membres de l’AAA. Lors de la réunion du 20 novembre à la Nouvelle-Orléans, le Directoire a précisé, concrétisé et élargi ses objectifs opérationnels afin d’optimiser l’utilisation des ressources de l’association. Les directions des différents départements avaient été consultés avant le rassemblement de la Nouvelle-Orléans et le Directoire a statué en se basant sur leurs recommandations ».

Pour résumer, une commission de planification à long-terme a travaillé sur la révision du plan d’ensemble. Le nouveau plan a ensuite été envoyé aux chefs de sections (les différents sous-organismes au sein de l’AAA) sous forme de note interne. A partir de là, les choses sont moins claires. J’ai entendu dire que toutes les sections n’avaient pas reçu le nouveau document. Je n’ai pas non plus eu vent de réactions de la part des chefs de sections concernant le planning à long terme, avant que l’AAA n’en parle (Voir ce document pour plus d’information). Dans tous les cas, les chefs de sections ont été consultés, et la commission de planification à long terme a ensuite présenté le document revu au Conseil d’Administration pendant la réunion de l’AAA. En considérant que le processus interne avait été correctement suivi, le Conseil d’Administration a adopté par vote les modifications du plan à long terme.

Les changements introduits dans le plan à long terme de l’AAA étaient censées rester internes à l’association. La seule lettre d’information sur le sujet fut un e-mail envoyé par le président de la « Société des Sciences Anthropologiques » à ses propres membres ainsi qu’à ceux de l’AAA qui protestaient contre la suppression de toute mention aux « sciences » et qui craignaient que cette suppression n’entraine la perte de certains appuis dont joui l’AAA. Ce courriel a été envoyé mardi 23 novembre, soit deux jours après la fin de la réunion de l’AAA à la Nouvelle-Orléans.

Le 30 novembre, Inside High Ed publiait un article intitulé « L’anthropologie sans science ». Bien que l’article de Peter Wood dans « The Chronicle of Higher Education » soit paru la veille, en même temps que l’article « Les anthropologues se demandent si la science fait partie de leur mission », cet article de l’Inside Higher Ed est ce qui a vraiment amené la discussion sur la scène publique. La diffusion de l’article sur Twitter par Barbara King, puis sa reprise par de nombreux internautes a fait exploser le débat et vu apparaitre le label #aaafail. C’est aussi à cet article qu’a réagit la direction de l’AAA dans sa déclaration publique au sujet de la controverse.

Pourquoi cet article de l’Inside Higher Ed a-t-il lancé la controverse ? En grande partie parce qu’il cherchait à montrer que les changements mis en place trahissaient une crispation au sein du milieu anthropologiste, et qu’il a ensuite utilisé deux billets pour donner l’image d’une énorme opposition interne.

Certains anthropologues soutiennent aussi en privé que cet incident n’est que le dernier d’une longue série d’exclusions ressenties au sein d’une discipline très hétérogène. Plus généralement, le conflit a révélé à quel point le terrain d’entente est étroit entre des anthropologues qui couvrent un large éventail de sous-spécialités.

Le journaliste Dan Berrett a ensuite utilisé un billet d’Alice Dreger datant du 25 novembre et posté sur le réseau Psychology Today (Pas de science s’il vous plait, nous sommes anthropologues) pour présenter le camp scientifique. Son texte présente « une distinction entre un type farfelu d’anthropologues culturels qui pensent que la science n’est qu’un autre outil de la connaissance et ceux qui prêtent plus attention aux données concrètes, et les suivent là où elles conduisent. »

Barett a ensuite utilisé le billet du 26 novembre de Recycled Mind Views intitulé ANThill : L’anthropologie comme science pour insister sur l’opposition présentée par Dreger. Le texte « défendait l’idée selon laquelle l’utilisation du terme ‘Science’ dans l’énoncé de la mission de l’association était problématique car il renforçait ‘l’état d’esprit conquérant, hautain et privilégié qui continue de miner la discipline’. »

Enjoy Coast Salish - UBC Museum of Anthropology

Opposition? Non ! Un Domaine qui va de l’avant.

L’article de Wade dans le NY Times s’inspire largement de cette série d’oppositions.

Dr. Peregrine a declaré dans une interview que l’abandon de toute référence à la science ne faisait qu’exacerber les tensions entre les deux camps… Il a attribué ce qu’il considère comme une attaque contre la science à deux courants au sein de l’anthropologie : Le premier est celui des anthropologistes dits ‘sceptiques’, qui voient en la discipline une arme de colonisation et donc comme quelque chose qu’il faudrait supprimer. Le second est celui des critiques postmodernistes de l’autorité des sciences. « Ceci ce rapproche fortement du créationnisme par le rejet des arguments rationnels et de la raison. »

Est-ce que ceci est vrai? Non. Considérer l’anthropologie comme faisant partie du colonialisme est de l’histoire ancienne (c’est comme ça que le domaine est né, mais l’histoire a eu une influence négative dont les anthropologues se sont libérés à grands frais). D’un autre coté, les critiques postmodernistes nous ont permis de comprendre les limites de la science et de mieux comprendre comment elle se joue du discours publique et des idéologies, en assimilant par exemple le mouvement universitaire postmoderniste au créationnisme.

Pour reprendre les mots de Lance Gravlee sur Twitter : « Laissez Nicholas Wade opposer les disciplines anthropologiques fondée sur les sciences dures et celles fondées sur l’étude des races». C’est précisément le mélange de science et d’idées critiques sur les races qui a été au centre du travail des anthropologistes depuis Franz Boas ; et c’est en conformité avec cette vision que l’AAA a récemment développé un important projet publique intitulé Races : sommes-nous si différents ?

Depuis cet article de l’Inside Higher Ed, je vois la controverse comme allant dans ce sens : Les anthropologues qui font partie de l’AAA ont lancé sur la toile un débat riche et productif sur la science et notre vision de l’anthropologie. Des gens extérieurs à l’organisation et à la discipline continuent de la présenter comme divisée et déchirée par des ‘lutes tribales’ et font les gros titres d’informations erronées prétendant que les ‘anthropologistes rejettent la science’.

Je n’ai malheureusement pas le temps de démontrer ce point en détail aujourd’hui. Je prendrai simplement pour preuve le dernier commentaire par Catherine Lutz (qui est sans aucun doute une anthropologue critique) sur l’article de l’Inside Higher Ed. Le 8 décembre elle écrivait :

« La plupart des départements d’anthropologie sont heureux de travailler ensemble au quotidien en impliquant un large panel de collaborateurs avec une approche plus humaniste ou plus scientifique. Ils font tous preuve de la plus grande rigueur et ne dénigrent pas leurs collègues, qu’ils soient spécialistes en biochimie ou en littérature française, malgré leur incompréhension des mondes qu’ils choisissent d’étudier… »

Avec un peu de chance, ceux qui parcourent ces commentaires en cherchant à se faire une image de ‘comment la plupart des anthropologues pensent’ ne cofonderont pas la vision souvent polémique et coléreuse publiée ici, avec l’esprit collégial et coopératif de l’anthropologie dans son ensemble.

A lire aussi :

J’explique dans le billet Anthropologie après la controverse sur la science : Nous allons de l’avant que les anthropologues cherchent à cerner tous les aspects de la controverse, aussi bien scientifiques que culturels.

>> Article initialement publié sur Neuroanthropology et traduit de l’Anglais par Hicham Sabir

>> Illustrations FlickR CC : runningafterantelope, Tim in Sydney

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Métamorphoses de l’évolution. Le récit d’une image http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/ http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/#comments Thu, 25 Mar 2010 10:56:11 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=10801 Illustration de couverture de la traduction hollandaise de louvrage de Stephen Jay Gould, Ever Since Darwin (Honderd jaar na Darwin, 1979).

Illustration de couverture de la traduction hollandaise de l'ouvrage de Stephen Jay Gould, Ever Since Darwin (Honderd jaar na Darwin, 1979).

Dans La Vie est belle, le paléontologue Stephen Jay Gould note que “l’iconographie au service de la persuasion frappe (…) au plus profond de notre être”. Pour introduire à une réflexion d’envergure sur l’histoire de la vie, le savant s’en prend à une illustration: la fameuse “marche du progrès”, dont il reproduit plusieurs parodies. La succession des hominidés en file indienne, “représentation archétypale de l’évolution – son image même, immédiatement saisie et instinctivement comprise par tout le monde”, propose une vision faussée d’un processus complexe.

“L’évolution de la vie à la surface de la planète est conforme au modèle du buisson touffu doté d’innombrables branches (…). Elle ne peut pas du tout être représentée par l’échelle d’un progrès inévitable.”

(Gould, 1991, p. 26-35, voir également Bredekamp, 2008).

Spécialiste de l’usage des modèles évolutionnistes, Gould est conscient que “bon nombre de nos illustrations matérialisent des concepts, tout en prétendant n’être que des descriptions neutres de la nature”. Ce problème qui caractérise l’imagerie scientifique trouve avec la “marche du progrès” un de ses plus célèbres exemples.

Mais au contraire des nombreuses références que mobilise habituellement le savant, celle-ci n’est ni datée ni attribuée. Quoiqu’il en critique l’esprit et en regrette l’influence, Gould ignore quelle est sa source. Comme beaucoup d’autres images issues de la culture populaire, celle-ci s’est dispersée dans une familiarité indistincte, et a perdu chemin faisant les attributs susceptibles de situer une origine.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Il y a une bonne raison pour laquelle Stephen Jay Gould n’a pas été confronté à la source de l’illustration dont il traque les reprises. Lorsque celle-ci est publiée, en 1965, le jeune étudiant en géologie a 23 ans, et une formation déjà bien trop spécialisée pour avoir consulté ce livre destiné à l’éducation des enfants et des adolescents.

Rudolf Zallinger, The Road to Homo Sapiens, illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant fermé).

Rudolf Zallinger, "The Road to Homo Sapiens", illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant fermé).

Dessinée par Rudolph Zallinger (1919-1995) pour l’ouvrage de Francis Clark Howell (1925-2007), The Early Man, cette image prend place dans la plus ambitieuse collection de vulgarisation jamais publiée: celle des éditions Time-Life, qui s’étend sur 51 volumes entre 1961 et 1967 (collections “Young Readers Nature Library” et “Life Science Library”).

Traduite dans de nombreux pays, cette collection s’inscrit dans la longue tradition inaugurée par Les Merveilles de la Science de Louis Figuier (1867), qui fait reposer sur une illustration abondante le récit des “connaissances utiles” nécessaires à l’instruction de la jeunesse.

Volumes de la collection Time-Life (en traductions françaises).

Volumes de la collection Time-Life (en traductions françaises).

Elle se caractérise par la qualité des textes, confiés à des spécialistes, mais aussi par le soin sans précédent apporté à l’iconographie.

Inspirée des principes qui animent le magazine Life, la collection est le premier ouvrage de vulgarisation scientifique à pousser si loin le rôle de l’image. Les éditeurs ont voulu proposer une illustration haut de gamme, très largement en couleur, servie par une impression irréprochable, en faisant appel aux meilleurs dessinateurs et photographes.

Exemples diconographie de la collection Time-Life.

Exemples d'iconographie de la collection Time-Life.

L’iconographie est souvent spectaculaire. Elle offre une large variété de styles et témoigne d’une constante préoccupation pédagogique. L’image doit fournir une synthèse claire et lisible d’une information dense. La collection développe un savoir-faire élaboré en matière de schémas narratifs, combinaison de la représentation tabulaire des données scientifiques avec une mise en scène visuelle forte.

La contribution de Rudolph Zallinger fournit un exemple particulièrement abouti de ce genre. Anthropologue spécialiste de préhistoire, professeur à l’université de Chicago, Francis Clark Howell est également un vulgarisateur convaincu. C’est en connaissance de cause qu’il s’adresse à l’un des plus fameux illustrateurs de sciences naturelles, auteur de la fresque “L’Age des reptiles” pour l’université de Yale, exécutée entre 1943 et 1947, panorama chronologique de l’évolution des dinosaures du Devonien au Crétacé, longue de 33,5 sur 4,9 mètres.

Rudolph Zallinger, Lâge des reptiles, fresque murale, université de Yale (détail).

Rudolph Zallinger, "L'âge des reptiles", fresque murale, université de Yale (détail).

Zallinger sera contacté par Life en 1952 pour participer à l’illustration du feuilleton “The World We Live In”, aux côtés de Chesley Bonestell, Alfred Eisenstaedt ou Fritz Goro.

La composition de The Early Man s’inspire du précédent de Yale. Il s’agit de disposer sur un dépliant de 5 pages – la plus longue illustration de la collection – la série ordonnée des reconstitutions de fossiles de quinze espèces anthropoïdes sur une durée de 25 millions d’années. Les schémas chronologiques en haut de page sont dus à George V. Kelvin.

Rudolf Zallinger, The Road to Homo Sapiens, illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant ouvert).

Rudolf Zallinger, "The Road to Homo Sapiens", illustration pour The Early Man, 1965 (dépliant ouvert).

Sous le titre “The Road to Homo Sapiens”, la représentation synthétique de Zallinger innove par rapport aux formes existantes de figuration évolutionniste, le plus souvent disposées de façon tabulaire. Sa proposition peut être rapprochée de trois sources iconographiques. La première est une gravure due au grand peintre naturaliste Waterhouse Hawkins, publiée en frontispice de l’ouvrage de Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature (1863), qui associe à fins de comparaison les squelettes du gibbon, de l’orang-outang, du chimpanzé, du gorille et de l’homme.

Waterhouse Hawkins, Skeletons of the Gibbon, Orang, Chimpanzee, Gorilla, man, frontispice de louvrage de Thomas Henry Huxley (1863).

Waterhouse Hawkins, "Skeletons of the Gibbon, Orang, Chimpanzee, Gorilla, man", frontispice de l'ouvrage de Thomas Henry Huxley (1863).

“L’homme descend du singe”. La fameuse formule de l’évêque d’Oxford symbolise la polémique issue de la publication de L’Origine des espèces (1859), dont la relecture biologique du destin humain fait scandale. Défenseur de Darwin, Thomas Huxley utilise l’œuvre de Hawkins dans le cadre d’un ouvrage qui propose la démonstration zoologique et anatomique de la proximité des différentes espèces hominoïdes. Quoiqu’elle n’ait aucun caractère paléontologique, cette illustration qui rapproche l’homme du singe prend bel et bien place dans l’histoire du débat évolutionniste.

Cet exercice comparatif n’offre encore qu’une simple juxtaposition. Pour trouver une articulation plus étroite, il faut remonter à une source plus ancienne: le thème des différents âges de l’homme, qui nourrit la peinture et la gravure depuis la Renaissance. Le ressort visuel sur lequel s’appuie cette iconographie, le principe de la métamorphose, en fait un motif séduisant pour les artistes, qui trouvent l’occasion d’y montrer leur virtuosité, comme pour le public, qui en apprécie la dimension curieuse et ludique.

Hans Baldung Grien, Les trois âges de la vie, v. 1510 (Vienne, Kunsthistorisches Museum); A. F. Hurez, Degrés des âges, Cambrai, 1817-1832 (Paris, musée des arts et traditions populaires).

Hans Baldung Grien, "Les trois âges de la vie", v. 1510 (Vienne, Kunsthistorisches Museum); A. F. Hurez, "Degrés des âges", Cambrai, 1817-1832 (Paris, musée des arts et traditions populaires).

Une version de ce thème, attestée dès le 16e siècle, sera notamment popularisée par François Georgin en 1826 pour l’imagerie d’Epinal, sous le titre de “Degrés des âges”. Celle-ci latéralise et ordonne le motif en paliers, facilitant le jeu des comparaisons. Gravure à succès durant tout le 19e siècle, celle-ci connaîtra d’innombrables reprises dans toute l’Europe (Day, 1992) .

Différentes versions des Degrés des âges.

Différentes versions des "Degrés des âges".

La transposition de ce thème dans l’univers paléontologique n’est pas que l’emprunt d’une forme. Dans les “Degrés des âges”, malgré les altérations qui affectent leurs avatars, ce sont les mêmes personnages que l’on retrouve du premier au dernier échelon. L’application de ce motif au schème évolutionniste constitue une simplification implicite, qui rapporte les transformations des espèces au développement de l’individu, rabat l’ontogenèse sur la phylogenèse. C’est cette opération iconographique qui créé la perception de l’évolution comme un développement unifié et linéaire, aussi homogène que s’il s’agissait de la vie d’un être humain.

Cette impression est encore renforcée par la troisième source de Zallinger: la chronophotographie de la marche d’Etienne-Jules Marey, qui a inspiré une imagerie abondante à partir de 1882 (Braun, 1992). A cette vision cinématographique, l’illustrateur emprunte le dynamisme de la déambulation, qui anime la fresque évolutionniste d’un pas décidé. Le motif de la marche unifie et fluidifie la succession des espèces, désormais métamorphosée en séquence. Plutôt que sous la forme de la juxtaposition tabulaire, le modèle chronophotographique suggère de lire l’image comme la décomposition d’un seul et unique mouvement.

Etienne-Jules Marey, locomotion de lhomme, chronophotographie sur plaque fixe, 1883, coll. Collège de France (détail).

Etienne-Jules Marey, locomotion de l'homme, chronophotographie sur plaque fixe, 1883, coll. Collège de France (détail)

Unification, latéralisation, dynamisation: les choix de l’illustration sont fondés sur l’intention pédagogique, qui veut produire une information synthétique, immédiatement lisible. Cette composition si efficace peut-elle l’être un peu trop? Le texte en regard apporte d’utiles précisions, qui contredisent son apparente homogénéité:

“Ces reconstitutions sont donc en partie hypothétiques, mais même si des découvertes ultérieures imposaient des changements, elles auraient atteint leur but en montrant ce que pouvait être l’aspect de ces primates disparus.” Ou encore: “Bien que les “ancêtres de singes anthropomorphes” aient été quadrupèdes, tous sont ici figurés debout, pour faciliter la comparaison”

(Howell, 1965, p. 41).

Couverture de louvrage de J. Wells, Icons of Evolution. Science or Myth?

Couverture de l'ouvrage de J. Wells, Icons of Evolution. Science or Myth?

Peu importent ces nuances. L’image de Zallinger est si forte qu’elle balaie toute incertitude. La généalogie idéalement linéaire qu’elle figure s’impose à l’esprit avec l’évidence d’un fait objectif. En fournissant un support visuel au rapprochement de l’homme et du singe, l’illustration de Life ravive le scandale de L’Origine des espèces et s’attire les foudres des créationnistes:

“Malgré l’absence de preuves, la vision darwinienne des origines humaines s’est trouvée bientôt enclose dans des dessins montrant l’évolution d’un singe qui, marchant sur ses phalanges, se redresse par paliers pour devenir un être humain debout. Ces dessins ont ensuite été reproduits dans d’innombrables livres, expositions, articles et même dessins animés. Ils forment l’icône ultime de l’évolution, parce qu’ils symbolisent la signification profonde de la théorie de Darwin pour l’existence humaine”

(Wells, 2002, p. 211).

Le succès de l’icône, dont une recherche sur internet permet aujourd’hui de prendre la mesure, se vérifie en effet par ses copies et ses parodies. Ces reprises sans nombre témoignent de ce que cette image est d’abord un récit. Comme le montrent les altérations qui, en modifiant le dernier stade ou en inversant la logique de la progression, jouent à changer le sens de la série, elle fonctionne comme une structure narrative autonome, immédiatement compréhensible. Elle incarne exemplairement cette connaissance par l’image favorisée par les ouvrages illustrés.

Graffiti, Vali-ye-Asr Avenue, Téhéran, photo Paul Keller, 2007 (licence CC).

Graffiti, Vali-ye-Asr Avenue, Téhéran, photo Paul Keller, 2007 (licence CC).

Les reprises constituent également la seule trace accessible de la réception de l’illustration. Elle apportent la preuve de sa fécondité imaginaire, en même temps qu’elles en entretiennent les progrès. Elles montrent que l’icône est partie prenante de la culture visuelle, au sens où son exposition universelle garantit à l’auteur de la reprise un haut degré de connivence et d’interprétabilité.

Diverses parodies de The Road to Homo Sapiens.

Diverses parodies de "The Road to Homo Sapiens".

La discussion sur l’efficacité de l’image prend parfois des aspects tortueux. Pourtant, son agency n’a rien de mystérieux. Dans le cas de “The Road to Homo Sapiens”, les facteurs de son influence sont: 1) l’importance de la diffusion, qui assure une exposition maximale au contenu; 2) la puissance du contexte de l’instruction populaire, qui légitime la connaissance par l’image; 3) l’empreinte du débat évolutionniste, qui structure notre compréhension du monde; 4) l’élégance de la formule graphique inventée par un illustrateur, qui est l’auteur d’une œuvre.

Mis à part une page sur Wikipédia, et sauf erreur de ma part, cet article est le premier consacré à l’analyse iconographique d’une des plus célèbres images de la seconde moitié du 20e siècle. Une icône si profondément intégrée à notre culture visuelle que sa répétition avait fini par effacer le souvenir de son auteur et de son origine. Il s’agit pourtant d’une œuvre, au sens strict du terme, dont on a pu retrouver les sources, expliquer le contexte et les intentions, suggérer l’influence et la fortune critique. En d’autres termes, on a démontré ici qu’on peut faire sur une image issue de la culture populaire un travail d’interprétation qui ne diffère en rien, dans les outils et les méthodes qu’il mobilise, de celui de l’histoire de l’art. Un pas de plus pour l’histoire visuelle.

Couverture du disque de Encino pour le film California Man, (Les Mayfield, 1992); publicité pour le JT de M6, septembre 2009; page du groupe Flickr "March from Monkey to Man" .

Et en bonus spéciale soucoupe, ce magnifique clip réalisé pour le morceau “Do the Evolution”, par Pearl Jam.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Références: sources

> Charles Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle(1859, éd. D. Becquemont, trad. de l’anglais par E. Barbier), Paris, Flammarion, 1992.
> Louis Figuier, Les merveilles de la science, ou Description populaire des inventions modernes, éd. Furne et Jouvet, 6 vol., 1867-1869.
> Thomas Henry Huxley, Evidence as to Man’s Place in Nature, New York, Appleton & Co, 1863.
> Francis Clark Howell, The Early Man, Time-Life, 1e éd., 1965 (trad. française: L’Homme préhistorique, 1966).

Références: études

> Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin. Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle (trad. de l’allemand par Ch. Joschke), Dijon, Les Presses du réel, 2008.
> Marta Braun, “Marey, Modern Art and Modernism”, Picturing Time. The Work of Etienne-Jules Marey, 1830-1904, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 264-318.
> Barbara Ann Day, “Representing Aging and Death in French Culture”, French Historical Studies, Vol. 17, n° 3, printemps, 1992, p. 688-724.

> Stephen Jay Gould, La Vie est belle. Les surprises de l’évolution (trad. de l’américain par M. Blanc), Paris, Seuil, 1991.

> Jonathan Wells, Icons of Evolution. Science or Myth? Why Much of What We Teach about Evolution is Wrong, Washington, Regnery Publishing, 2002.

Iconographiehttp://www.flickr.com/…

Intervention présentée dans le cadre du séminaire “Mythes, images, monstres“, le 26 novembre 2009, INHA.

> Article initialement publié sur Culture Visuelle (lisez les commentaires!) /-)
> photo de Lego Kaptain Kobold


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http://owni.fr/2010/03/25/metamorphoses-de-l%e2%80%99evolution-le-recit-d%e2%80%99une-image/feed/ 2