OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 #10 Le mythe de l’enfant sauvage http://owni.fr/2011/05/25/10-le-mythe-de-lenfant-sauvage/ http://owni.fr/2011/05/25/10-le-mythe-de-lenfant-sauvage/#comments Wed, 25 May 2011 15:55:05 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=64460 Il y a tout juste deux ans, en mai 2009, le monde prenait pitié de Natacha, une fillette de cinq ans découverte dans un sale état, enfermée dans un taudis sibérien. En pénétrant dans l’appartement délabré de ses grands-parents dans la ville de Tchita, les enquêteurs russes tombent nez à nez avec une petite fille qui fait preuve d’une attitude sauvage. Délaissée par des aïeuls indigents et peu scrupuleux, la môme a grandi en singeant le comportement des chiens et chats qui l’entouraient. Alors l’enfant sautille, glapit, se jette sur les gens tel un chiot et ne communique qu’avec un langage que la police locale décrit comme “celui des animaux”. Quand on lui tend une assiette, celle-ci délaisse la cuillère qui l’accompagne pour en laper le contenu. Les psychiatres qui la prennent alors en charge ont beau le récuser à raison, le terme d’enfant sauvage a déjà inondé les titres d’articles.

Pourvoyeur de culture populaire

À l’instar de l’auteur T.C Boyle qui sort ces jours-ci un roman intitulé L’enfant sauvage – inspiré de l’histoire vraie de Victor de l’Aveyron, un petit garçon de sept ans découvert dans une forêt par des chasseurs au XVIIIe siècle – le mythe de l’enfant sauvage a toujours passionné les foules et ceux qui les abreuvent. En 1970, François Truffaut consacrait également un film au même petit gars, utilisant déjà le titre facile que Boyle reprendrait quarante ans plus tard. Dans ce long-métrage intermédiaire dans sa trilogie sur l’enfance – entamée avec Les 400 coups (1959) puis conclue avec L’argent de poche (1976), Truffaut fait dans une certaine mesure écho à sa propre enfance, lui qui a été privé d’affection durant les premières années de sa vie. A l’époque, ses parents, peu intéressés, le confient rapidement à sa grand-mère mais celle-ci meurt quand il atteint l’âge de huit ans. Il réintègre alors la cellule familiale, mais l’absence d’attention de sa mère, le pousse à le réfugier dans la lecture et le cinéma. Cette enfance solitaire, il la dépeint ainsi à travers un pan de la vie de Victor, un petit garçon en captivité, mu par une authenticité non-pervertie après plusieurs années d’isolement dans une forêt qu’il domptera en se nourrissant essentiellement de végétaux.

Quelques années plus tard en 1974, Werner Herzog porte pour sa part à l’écran L’Enigme de Kaspar Hauser, sorte de pendant allemand de l’histoire de Victor de l’Aveyron. Le 26 mai 1828, un adolescent épuisé, titubant et gesticulant de manière désarticulée déboule dans une rue du centre de Nuremberg, tout juste capable de dire son nom. L’histoire fait le tour des journaux, les hypothèses fleurissent et le maire de la ville finit par le prendre sous son aile. Sans qu’il ait été possible de démêler les fils de son histoire, le garçon meurt à peine cinq années plus tard, mystérieusement poignardé. Depuis les historiens se perdent en conjectures et tentent d’élucider l’affaire, la théorie la plus répandue étant que le pauvre Kaspar aurait en fait été le fils faussement déclaré mort de la princesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de Joséphine l’impératrice des Français.

Plus récemment, c’est carrément la machine hollywoodienne, en la personne de JJ Abrams – scénariste de la rocambolesque série Lost – qui s’inspirait du mythe universel de l’enfant sauvage. Le temps d’un épisode – baptisé “Inner Child” – de la première saison de Fringe, sa dernière création télévisuelle, Abrams exposait l’histoire d’un enfant pâlot découvert après plusieurs années d’isolement, dans les fondements d’un immeuble sur le point d’être pilonné. Dans ce cas-ci, le marmot n’était pas récupéré par des chasseurs français ou un maire allemand bourgeois mais par cette froide coquine d’Olivia Dunham, enquêtrice au FBI en charge du traitement des phénomènes paranormaux. Remâchant le mythe de l’enfant sauvage à la sauce mainstream, JJ Abrams avait alors tout le loisir de badigeonner l’épisode de la crème d’une relation fusionnelle entre le gosse et la fliquette, sans qu’on ne sache vraiment au final comment l’enfant avait bien pu faire pour atterrir dans son trou à rat urbain. Soit dit en passant, l’absence d’explication tangible n’est pas inhabituelle pour le fan, tant le scénariste américain est passé maître dans l’art de façonner des histoires tordues et sans explication.

Un thème littéraire récurrent

Question littérature, T.C Boyle est évidemment loin d’être un pionnier. La plus vieille histoire d’enfant sauvage est probablement celle de Rémus et Romulus. Des deux frères jumeaux abandonnés à la naissance, élevés par une communauté de loups, qui finissent par fonder Rome. La revanche des enfants abandonnés, voilà une histoire qui a de la gueule. Toujours en la matière, comment ne pas parler également de Rudyard Kipling, de son livre de la jungle et de son Mowgli, élevé lui aussi par les loups. Sans oublier le Tarzan de Edgar Rice Burroughs. Fils d’un couple d’aristocrates anglais abandonnés dans la jungle africaine à la suite d’une mutinerie, Tarzan est recueilli à leur mort par de grands singes fictifs, les orangs, qui s’occupent de lui comme on prendrait soin d’un gamin trouvé dans une poubelle.

En plus d’être doté d’un intellect supérieur et d’apprendre à parler anglais tout seul grâce à un pauvre livre d’images, rare vestige hérité de ses parents, l’ami Tarzan développe des capacités physiques supérieures à celles de n’importe quel autre humain. Il finit par rejoindre l’Amérique à l’âge adulte puis se rend compte que la civilisation moderne est un essaim infesté de crétins, ce qui le pousse à regagner sa jungle de coeur pour couler des jours paisibles. Une bien belle fable en apparence mais il convient de signaler que Edgar Rice Burroughs fut tout de même taxé par ses contempteurs d’avoir été influencé par les thèses nauséabondes du darwinisme social dans l’écriture de son roman.

Derrière les mots et les anecdotes, le mythe de l’enfant sauvage passionne parce qu’il constitue un moyen de renvoyer l’être humain face aux limites du système dans lequel il évolue. Pas étonnant par exemple que les avocats ne manquent jamais de brandir son spectre et de qualifier leurs clients de la sorte, comme pour atténuer les charges pesant sur eux, comme pour souligner que la société est partiellement coupable du crime d’un individu. D’un point de vue moral – particulièrement en littérature – le mécanisme d’auto-flagellation est récurrent. Le sauvage – incarnation du bien – est quasiment à chaque fois traqué par l’être civilisé – miroir de la vilenie de ses contemporains. Alors que ce dernier pense être défini par sa condition humaine de héraut du monde moderne et ses bienfaits, il ne rate jamais l’occasion de pourrir ce pauvre marmot désocialisé qui n’avait rien demandé et vivait tranquillement parmi les animaux. Partant de ce postulat, les auteurs ont la fâcheuse tendance à en faire des caisses et voilà comment Mowgli devient le plus malin, Tarzan le plus fort, le plus intelligent et le plus sage. Et que dire de Rémus et Romulus – qui se repaissaient de lait de louve quelques décennies plus tôt – finissant par poser les jalons de ce qui deviendra pas moins qu’une des civilisations les plus remarquables dans l’histoire de l’humanité. Quand ils ne servent pas quelques doctrines puantes et quand on dépasse la bien-pensance qui les caractérise forcément, ces ouvrages et ces films sont pourtant de la trempe des contes moraux universels.

La revanche du sauvageon

Si le thème est presque un marronnier en matière de littérature, dans les faits, la plupart des cas d’enfant sauvage recensés s’avère être de grossiers canulars – même à notre époque – manque de preuves tangibles ou s’étale sur des périodes relativement courtes. Mais comme le retrace Serge Aroles dans l’ouvrage Marie-Angélique, Survie et résurrection d’une enfant perdue dix années en forêt,(Terre-éd., 2004) bien qu’ils soient rares, il existe visiblement au moins un cas avéré d’enfant sauvage ayant passé une décennie en forêt. Après avoir épluché plusieurs centaines de documents relatifs à cette jeune fille capturée à Songy en Champagne en septembre 1731, l’auteur en a publié une trentaine qui tendent à accréditer la véracité de l’histoire.

Selon l’auteur, Marie-Angélique était une petite Amérindienne originaire de la tribu des renards, établie dans ce qui était alors la colonie française du Wisconsin. Après avoir débarqué dans le sud de la France en provenance du Canada en 1720 à l’âge de neuf ans, on estime qu’elle prit le maquis l’année suivante, fuyant la grande peste qui ravagea la Provence cette année-là. Son périple l’aurait alors amené à crapahuter dans les forêts du royaume de France, jusqu’à se faire attraper à un millier de kilomètres de son point de départ, pas moins de dix ans plus tard. Selon l’auteur, les aptitudes qu’elle aurait développé dans sa tribu natale lui aurait permis de survivre aisément en milieu forestier. L’altération intellectuelle dont elle fit preuve à sa découverte, se révéla ne pas être irréversible. Ce que Serge Aroles écrit à son propos dans un second ouvrage, intitulé L’énigme des enfants-loups (Publibook, 2007) est éloquent:

Durant cette décennie, elle n’a pas vécu au sein des loups, mais survécu au péril de ceux-ci, s’étant armée d’un gourdin et d’une arme métallique, volée ou découverte. Lorsqu’elle fut capturée, cette chasseresse noirâtre, chevelue, griffue, présentait certes des éléments de régression (elle s’agenouillait pour boire l’eau et ses yeux étaient animés d’un battement latéral permanent, tel un nystagmus, stigmate de sa vie dans l’alerte), toutefois, cette enfant avait triomphé d’un défi inouï, non tant la lutte contre le froid, les loups et la faim, mais bien le combat de préserver son langage articulé, fut-ce après une décennie de mutisme, de parole envolée. Alors que les archives assurent qu’elle était âgée d’environ 19 ans lors de sa capture, un texte imprimé lui attribua la moitié de cet âge. Cette erreur monumentale, infiniment reprise, ayant empêché, depuis trois siècles, les enquêteurs de découvrir son origine, attendu qu’il fallait chercher sa naissance et sa venue en France dans les registres antérieurs d’une décennie. Sa résurrection intellectuelle fut majeure ; elle apprit à lire et écrire, devint un temps religieuse en une abbaye royale, tomba dans la misère, fut secourue par la reine de France, épouse de Louis XV, refusa un amour qu’un lettré lui offrait, fut tant digne lors de son ultime maladie, un asthme aux longues asphyxies, et mourut assez fortunée, son inventaire après décès en faisant foi. Considérée par le philosophe écossais Monboddo, qui l’interrogea en 1765, comme le personnage le plus extraordinaire de son époque, cette femme d’autrefois est tombée en notre oubli ; elle s’efface, depuis plus de deux siècles, derrière toutes les héroïnes de la fiction.

L’enfant sauvage nous renvoie à notre propre condition

Finalement, l’aspect complètement méconnu de l’histoire de Marie-Angélique démontre sans doute l’ambiguïté que nous entretenons avec le concept même d’enfant sauvage. A l’état de fable, on se plaît à divaguer sur le côté garde-fou sociétal qui font l’essence de ces récits. Le sauvage est certes un être différent mais pas dépourvu de sensibilité ou d’intelligence. La morale veut donc qu’on y regarde à deux fois avant de le juger ou de le persécuter, car finalement on a sans doute tout autant à apprendre de lui que lui de nous.

Bref, le bullshit culturel classique.

Appliquées à notre époque régie par la vitesse à laquelle les agences de presse distillent les dépêches, les histoires comme celle de la petite Natacha suscitent une indignation à la hauteur de la cruauté de sa situation. Toutefois cette indignation est fugace, pour ne pas dire instantanée. Elle disparaît en même temps que le cycle médiatique se renferme. Deux ans plus tard, il n’est pas inenvisageable que, comme Marie-Angélique en son temps, la fillette ait réappris à vivre selon des standards plus conformes à ceux de celui qu’on appelle abstraitement l’homme moderne. Mais notre curiosité est limitée dans le temps et celle des médias aussi. Il est dès lors peu probable qu’on ait jamais le fin mot de l’histoire.

Cela n’est en définitive pas sans rappeler l’histoire de Piano Man, ce jeune homme retrouvé vêtu d’un smoking, trempé et inconscient sur une plage anglaise en 2005. Une fois à l’hôpital, celui-ci, atteint d’amnésie, démontra des talents certains de pianiste. L’affaire, incroyable, tint les médias du monde entier en haleine durant plusieurs mois et des milliers de témoignages de gens pensant le reconnaître affluèrent. Le jeune homme avoua finalement au bout de cinq mois qu’il se nommait Andrea Grassl et qu’il avait tenté de se suicider en se jetant en mer. L’ironie de cette histoire est que plus personne ne semble se souvenir de l’épilogue.

C’est précisément ce qui se passe en bout de course avec les enfants sauvages. Nous aimons l’idée de leur existence mais ces gosses ne nous intéressent que parce qu’ils sont différents. Le trait rugueux de leurs vies de paria n’a d’égal que la lisseur de nos vies asservies au quotidien. A défaut de franchir le pas, nous caressons l’idée qu’un autre mode de vie soit possible. Mais quand ces individus marginaux rejoignent les rangs de l’ordre établi, ils perdent alors tout intérêt.


Illustrations : affiche du Film L’enfant sauvage de François Truffaut, couverture du livre L’enfant sauvage de TC Boyle, Image du domaine public de Wenzel Hollar (1607–1677)

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#9 – Des Tunisiens dépérissent dans un gymnase parisien http://owni.fr/2011/05/11/9-tunisie-migrants-gymnase-paris/ http://owni.fr/2011/05/11/9-tunisie-migrants-gymnase-paris/#comments Wed, 11 May 2011 15:19:31 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=62229 En marchant vers ce gymnase parisien occupé par des Tunisiens – en majorité des hommes qui ont fui après la chute de Ben Ali –  je croise un petit groupe de jeunes Américaines émerveillées par la fontaine Wallace qui trône à l’ombre du terre plein marquant le début de la Cité des Trois Bornes, dans le 11e arrondissement. Au milieu de cette petite troupe en goguette, un autochtone d’une quarantaine d’années au crâne dégarni et au poil grisonnant – probablement leur guide – distille quelques généralités dans un français enjoué:

Vous venez ici pour voir la France, pour voir les Français. En Amérique, ce qui est français est chic.

A l’instant où ces bribes de paroles s’impriment dans mon oreille, je pressens déjà toute l’ironie qu’elles revêtiront quelques minutes plus tard, devant le gymnase du numéro 100 de la rue de la Fontaine Au Roi, à quelques encablures de Belleville.

La scène qui se joue sur toutes les rues adjacentes au centre sportif tient plus du dépit que j’avais pu sentir à Ceuta que des petites joies du touriste étranger qui découvre Paris. Parmi les dizaines de Tunisiens – très jeunes pour la plupart – qui ont trouvé momentanément refuge ici, certains déambulent nonchalamment et passent d’un petit groupe à l’autre. D’autres, assis, tiennent le pavé sur la dalle de béton devant le gymnase et tuent le temps en jouant aux cartes. Le flot des entrées et sorties dans le gymnase est régulier.

Ils arrivent de Lampedusa

Un peu partout, des planches en bois de récupération – probablement des portes de placards désossés – font office de panneaux d’annonces. Souillées au marqueur rouge et noir, ces pancartes improvisées exposent les revendications des Tunisiens de Lampedusa ou font office de droits de réponse adressés à la mairie de Paris. Des feuillets placardés, souvent en arabe, avancent quelques conseils ou mettent en évidence les numéros de téléphone de quelques avocats à contacter en cas de problème. Le sentiment qu’on éprouve en ces lieux est confus. L’ambiance tiendrait presque de la joyeuse kermesse et les sourires qui s’affichent ça et là sur certains visages n’ont rien du micro-événement. Mais ces mots tracés en rouge en noir ne trompent pas et traduisent avec force la situation de détresse profonde qui sous-tend cette scène improbable qui se joue en plein centre de Paris.

La plupart des soixante-dix Tunisiens qui dorment sur place, ont investi le lieu samedi 7 mai, en fin d’après-midi. Mercredi dernier, nombre d’entre eux avaient goûté de près aux tonfas et aux menottes de la police, dégagés manu militari de l’immeuble qu’ils occupaient avenue Simon Bolivar dans le XIXe arrondissement. Beaucoup sont arrivés par bateau sur l’ile italienne de Lampedusa, après avoir quitté leur patrie il y a environ deux mois. Grâce aux visas humanitaires temporaires délivrés en masse par les autorités italiennes, ceux-ci se sont vus conférer le droit de se déplacer librement dans l’espace Schengen, au plus grand dam de Claude Guéant et de son patron.

Les premiers types avec qui j’ai discuté, m’ont confié être à Paris depuis cinquante-cinq jours environ, après quinze jours à Lampudesa et une épopée ferroviaire qui les a menés à Naples, Rome, Milan, Nice et finalement Paris. Mais la conversation tourne souvent court. Certains ne maitrisent pas très bien le français. D’autres n’ont tout simplement pas spécialement envie de bavarder avec les journaleux. Probablement afin d’éviter l’escalade médiatique, il n’est d’ailleurs pas question de laisser entrer dans le gymnase le journaliste de passage, le message placardé sur la porte battante étant clair à ce sujet. Mais qu’importe, avec le soleil qui tabasse, c’est évidemment dehors que les choses se passent. Ou ne se passent pas d’ailleurs, tant le temps semble figé.

Les crasses subtilités de l’Europe de Schengen

Finalement, c’est en partageant une cigarette que je fais la connaissance de Slah, un Tunisien de vingt-trois ans. A la différence de la majorité des occupants, ce garçon au crâne rasé n’est pas passé par Lampedusa pour rejoindre la France. Étudiant en kinésithérapie à Bucarest jusqu’en décembre, il a subi le contre-coup de la révolution tunisienne en vivant à l’étranger. En décembre son père lui passe un coup de fil désagréable qui va le mener jusqu’à Paris:

Mon père était très lié avec l’ancien gouvernement de Ben Ali dans la ville de Redeyef. Quand la révolution a commencé, il m’a appelé et m’a dit que ça allait devenir compliqué pour lui. Il m’a dit qu’il ne pourrait plus m’envoyer d’argent et que j’allais devoir me débrouiller tout seul et réfléchir à ce que j’allais faire. J’ai donc décidé de venir en France.

Le 31 décembre 2010, pendant que Michèle Alliot-Marie profite des dernières heures de ses vacances tunisiennes, Slah débarque à Beauvais et entame un périple qui le mènera à Marseille, Lille, Nantes puis Paris avec un unique leitmotiv, trouver une école de kiné qui l’acceptera pour terminer ses études. Le choix d’un pays francophone, supposément ami de la Tunisie, lui paraît naturel. Il découvre pourtant les crasses subtilités de l’Europe de Schengen. De cabinets d’avocats en préfectures de police, il apprend que son visa Schengen de type C délivré en Roumanie ne lui permet pas d’étudier en France, tout juste de séjourner 90 jours sur le territoire français. Alors qu’il n’est pas même clandestin, ce gaillard vêtu d’un tee-shirt bleu, d’un jean et d’une paire de tennis en toile, subit le racisme et la pression de la police. Une arrestation sans raison finit par le convaincre de venir à Paris:

Un jour, je me suis fait arrêter à Nantes dans la rue, comme ça, et on m’a placé en garde à vue alors que j’étais en situation régulière. Du coup, j’ai fini par venir à Paris, il y a trois mois. Paris, c’est plus grand que la province, on a moins de chances de se faire arrêter par la police et il y a beaucoup d’associations d’aide tunisiennes. Mais ça ne l’évite pas pour autant. Un jour, je dormais dans un parking vers Poissonnière et la police m’a arrêté. La femme policière m’a très mal parlé, elle m’insultait et me disait “ferme ta bouche” tout le temps. J’ai fini attaché à une chaise avec des menottes pendant des heures et on a pris mes empreintes alors que j’étais en situation régulière, je le répète.

Devant la gentillesse du lascar, les anecdotes qu’il empile font franchement mal au cœur. A Paris, Slah dort souvent dehors, finit par s’installer dans l’immeuble de la rue Bolivar puis subit l’expulsion de la semaine passée. A la différence de beaucoup venus pour trouver du travail, ce jeune tunisien ambitionne simplement de finir ses études en France, ce qui se révèle impossible sans un visa Schengen de type D – réservé aux étudiants – qu’il ne pourrait obtenir qu’en se le faisant délivrer en Tunisie. Et c’est là que l’histoire déraille pour lui. Les liens de son père avec l’ancien régime l’empêchent de retourner au bled, de peur de se faire tuer, de ses propres mots. Sans nouvelle de ses parents qui ne répondent plus au téléphone ni sur internet depuis janvier, les informations que ses amis – restés au pays – lui donnent, le dissuadent de rentrer:

Je parle avec mes amis sur internet. Ils me racontent ce qui se passe. Chaque jour, il y a des morts en Tunisie. Dans mon quartier, on ne peut même plus sortir entre 17h et 9h du matin. Au final, que je sois ici ou là-bas, je vais mourir. On a même pensé à faire une grève de la faim avec d’autres Tunisiens tellement on est désespéré. Ce n’est pas ma faute d’être Tunisien. Ce n’est pas ma faute si mon père a le passé qu’il a. Il ne me manque qu’une année d’étude et je pourrais travailler. J’ai même pensé à partir en Suède mais je n’ai pas d’argent.

Sentiment d’impuissance

En attendant, Slah s’excuse de taxer des cigarettes. Comme tous ses compagnons d’infortune, il survit tant bien que mal grâce à l’aide des nombreuses associations tunisiennes de France mais aussi celle des riverains de la rue de la Fontaine au Roi qui font preuve d’une solidarité exemplaire, ce qu’il ne manque pas de souligner. Les uns apportent des vivres, du café ou des cigarettes. Les autres leur ouvrent les portes de leur appartement pour qu’ils puissent se doucher. Certains, en guise de solidarité, vont même jusqu’à dormir avec eux dans le gymnase. Pour autant, ces gestes individuels d’une classe épatante ne sont pas sans poser des questions d’ordre plus générale sur le rôle de la machine étatique dans la situation pitoyable que ces réfugiés tunisiens se coltinent au quotidien.

Quand le garçon m’avoue qu’il est profondément choqué de vivre le même enfer en France qu’en Tunisie, et me demande où sont la liberté, l’égalité et la fraternité dans cette histoire, je suis bien en peine de lui apporter une autre réponse qu’un regard fuyant, empreint de tristesse. Pour la première fois depuis longtemps, je ressens un sentiment d’impuissance en tant que journaliste et en tant qu’être humain, le même qui ne m’avait pas lâché durant mon séjour à Ceuta l’année dernière. Il n’y a rien qui foute plus la honte d’être Européen que ces histoires de migrants empêtrés dans les filets administratifs de l’espace Schengen.

La position de journaliste a cela de commode qu’elle impose – face à ce type de témoignage – d’avoir une dose de recul, mélange de protection et de lâcheté. Mais si Ceuta est espagnole, Paris est bien française. Et cette affaire de gymnase n’est plus une question de réalité vaguement européenne mais bien une affaire de politique intérieure. Après les kilomètres de bourdes au moment de la révolution et les saillies grandiloquentes sur la prétendue amitié franco-tunisienne, il serait peut-être temps, au moins une fois, que ce gouvernement allie les actes à la parole et agisse autrement qu’en foutant des coups de savates sur tout ce qui ressemble à un migrant. En attendant, pour ces Tunisiens de la rue de la Fontaine au Roi, ce qui est français n’a rien de chic.


Crédits photo: Flickr CC alainalele

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Xavier de Ligonnès: traque sur Internet http://owni.fr/2011/05/04/xavier-de-ligonnes-traque-sur-internet/ http://owni.fr/2011/05/04/xavier-de-ligonnes-traque-sur-internet/#comments Wed, 04 May 2011 17:36:37 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=61097 En novembre 2008, Raphaël Meltz – rédacteur en chef du journal Le Tigre et candidat inattendu à la direction du journal Le Monde – signait un brillant papier qui allait faire le délice de bien des médias. Intitulé “Portrait Google: Marc L“, l’article en question s’évertuait à dresser un portrait assez complet d’un parfait inconnu en s’appuyant uniquement sur les traces numériques laissés par ce pauvre bougre au gré de ses connexions. Marc L. était ainsi devenu célèbre bien malgré lui. Intronisée cas d’école, sa mésaventure avait le mérite de faire comprendre aux néophytes que disséminer des données personnelles en ligne est tout sauf un acte anodin.

Deux ans et demi plus tard c’est un atroce fait divers, l’affaire Ligonnès, qui vient rappeler le portrait visionnaire de Meltz. En partant d’infimes informations numériques laissés ça et là par Agnès et Xavier Dupont de Ligonnès, des centaines d’internautes – improvisés en cyber-enquêteurs – ont pris un malin plaisir à tirer les fils, jusqu’à défaire les pelotes de deux vies numériques. En dénichant des photos inédites, en traquant des amis de la famille, et en dévoilant les questionnements sexuels de l’une sur Doctissimo et les doutes théologiques de l’autre laissés sur un forum catholique, les cyber-enquêteurs ont – souvent sans le savoir – réalisé exactement le même travail que Raphaël Meltz en son temps; à la différence près que leurs cibles étaient déjà dans l’oeil du cyclone médiatique. C’est en ce sens une grande première,  qui s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs.

Le rôle prépondérant de Facebook

Si une telle prouesse s’est révélée possible, c’est tout d’abord parce que les internautes ont disposé d’un outil qui leur a  facilité la tâche : les groupes Facebook. Rapidement lassés par le peu de place laissée aux questionnements sur les groupes d’hommage à la famille Ligonnès, un certain nombre d’entre eux ont pris les devants en en créant de nouveaux. Ils allaient devenir des petits laboratoires d’enquête où chacun pouvait y aller de sa contribution. Christophe la Vérité – un pseudo révélateur – est l’un d’entre eux. Créateur du groupe Xavier Dupont de Ligonnès: Enquête et Débat, il justifie sa démarche  en expliquant que la personnalité de l’homme le plus recherché de France l’intriguait.

“Je l’ai appelé “Enquête et Débat” car je voulais parler d’autre chose que d’hommage. Mais la création de ce groupe est un accident à la base. Au début, je cherchais des informations sur Xavier Dupont de Ligonnès. J’avais vu l’interview d’un de ses collaborateurs dans une entreprise implantée sur le web. Mais le type n’avait pas vraiment l’air d’un web-entrepreneur. J’ai donc commencé à chercher des informations sur leur affaire, notamment en allant sur des sites de web-archivage. Au début, la démarche n’était pas très sérieuse. Puis quand c’est devenu un travail collectif, on a commencé à trouver des informations inédites. Mais on m’a présenté à tort comme un hacker sur Canal Plus, alors que j’essaie simplement d’exploiter les moteurs de recherche au maximum.”


Le groupe grossit rapidement et des centaines de membres rejoignent les débats pour partager hypothèse ou délires paranos. Parfois, aussi, quelques informations inédites. Heure après heure, les existences numériques de XDDL, de sa femme et de leurs enfants sont exposées, sans filtre. Certains plus doués que d’autres, comme Thierry H., poussent même les recherches très loin, dénichant des photos de Xavier alors âgé d’une vingtaine d’années. Jusqu’à retrouver la trace de Christian L., ami et proche collaborateur du fugitif.

“Un soir, je suis tombé sur son profil Facebook et étonnamment, il était ouvert. J’ai alors commenté sur sa photo de profil ‘Où est Xav ?’. J’avais fait ça pour déconner un peu mais le mec a pas mal paniqué et m’a demandé qui j’étais. On a commencé à échanger beaucoup d’e-mails. Il a été très franc avec moi et m’a expliqué que le GIGN avait débarqué chez lui quelques jours plus tôt. On est alors rentré dans un échange où j’ai été direct avec lui. Je lui ai dit: ‘Maintenant si vous avez des infos, il faut les donner. Soyons francs pour que les choses ne se reproduisent plus !’”

Des motivations différentes

La démarche et les méthodes de Thierry peuvent paraître hardcore. Mais pour ce photographe de 28 ans, la motivation à mener l’enquête est à replacer dans un cadre où il s’agissait avant tout de jouer. Stalker invétéré au quotidien, Thierry partageait d’ailleurs son profil d’enquêteur avec plusieurs amis. Pour autant, une telle approche n’est propre à tous les participants. Pour d’autres, comme Jean Dubois – administrateur d’un autre groupe facebook “enquête et débat“,  consultable seulement après acceptation préalable – les motifs de la web-enquête trouvent aussi leur essence dans la thérapie de groupe, dans le besoin de comprendre comment une famille en apparence ordinaire peut basculer dans l’horreur.

Il y a une grosse semaine, on discutait sur des faits concrets. Là, comme on est à cours d’information, on discute beaucoup du profil psychologique de Xavier Dupont de Ligonnès. C’est un exutoire, une sorte de cellule de soutien psychologique. C’est l’incroyable banalité de cette famille qui nous choque. On a besoin d’en parler, de comprendre, même si c’est de manière maladroite. Contrairement à d’autres, on ne fait pas d’humour noir et on évite de franchir la ligne jaune.

De l’utilisation du fake

Si les motivations entre joueurs et “thérapeutes” diffèrent, il est pourtant une philosophie qui les relie: l’utilisation de faux profils [fakes, en anglais]. Prenant Facebook à son propre jeu – inutile de rappeler à quel point Mark  Zuckerberg est le chantre de la transparence identitaire sur le web – tous ceux qui ont daigné m’accorder des interviews ont concédé utiliser des fakes. Christophe la Vérité, Thierry H., Jean Dubois, Lena Nale, Columbo Grissom, Bluc DesCinq ou autant de cyber-enquêteurs qui ont fait le choix de l’anonymat.

Là encore, le raisonnement est unanime. Face à la peur d’être découvert par un membre de leur famille ou de leur entourage professionnel, ces détectives à la petite semaine ont pris le parti de se protéger tant que possible. Plus étonnant aussi, c’est la crainte d’être identifié et de provoquer le courroux d’un Xavier de Ligonnès qui motive parfois l’utilisation du fake. Jean Dubois, un jeune diplômé de 24 ans à l’accent chantant, confirme :

“C’est vrai qu’il y a un peu de peur. Si XDDL est vraiment accro à l’internet comme cela semble être le cas, on se dit qu’il ne va pas décrocher du jour au lendemain. Et dans cet esprit de psychose, on se demande alors ’si un meurtrier comme lui venait à lire des écrits attribués à notre nom, est-ce qu’il ne chercherait pas alors à nous retrouver ?’”

Quand Christophe Hondelatte s’en mêle

Depuis l’apparition des groupes d’enquête, il y a une douzaine de jours, c’est une relation cimentée d’amour/haine qui s’est établie entre les cybers-enquêteurs et les médias. Cette idylle tourmentée puise notamment de sa vigueur dans les conneries que certaines chaînes de télé ont pu raconter à propos des premiers. Christophe la Vérité a par exemple été qualifié de hacker, là où cet employé de 25 ans d’une entreprise web ne s’est que contenté d’avoir recours à quelques bases élémentaires du stalk, sport quotidien de ma génération.

Passés les premières heures propices aux découvertes, Christophe, Jean et les autres sont aujourd’hui principalement tributaires des révélations quotidiennes de la presse, qui constituent autant de nouvelles pistes à creuser. La fascination de ces internautes pour l’affaire de la tuerie de Nantes s’explique en partie par la diffusion d’une émission qui fait le bonheur de millions de téléspectateurs chaque dimanche soir : Faites entrer l’accusé. En revenant en détails chaque semaine sur une affaire sordide, France2 a probablement créé plus de vocations de détective que n’importe quel Mikael Blomkvist ou Hank Chinaski.

A tel point qu’à peu près chaque cyber-enquêteur m’a confié à un moment ou à un autre qu’il était un spectateur plus ou moins régulier de l’émission présentée par Christophe Hondelatte. Quand on demande à l’infirmier de 35 ans se cachant derrière le pseudonyme de Columbo Grissom quelles ont été ses motivations pour se lancer dans cette enquête numérique inédite et improvisée, la réponse est limpide.

“Je n’ai pas du tout la prétention de me prendre pour un quelconque enquêteur, mais il est vrai que j’ai toujours été attiré par ce genre d’affaire. Je ne loupe jamais l’émission de Christophe Hondellate: Faites entrer l’accusé.”

La culture globalisée de la chasse à l’homme numérique

La combinaison de ces différents facteurs vient de propulser la France au cœur d’une tendance sur laquelle elle demeurait à la bourre : les chasses à l’homme numérique. Tendance largement établie aux États-Unis sur 4chan ou en Chine avec les Renrou Sousuo – littéralement moteur de recherche de chair humaine, les traques numériques collectives ont parfois permis de retrouver les coupables d’actes assez crades sur des animaux par exemple. Revers de la médaille, elles ont aussi plongé de paisibles innocents et leurs familles dans des tourments bien réels, à l’instar de cette Chinoise étudiante aux États-Unis désignée comme traître à la nation pour s’être improvisée médiatrice entre pro et anti-tibétains lors d’une manifestation à l’université de Duke.

Qu’on cautionne ou non l’action des web-enquêteurs français dans le cadre de l’affaire Ligonnès, on ne peut nier le caractère populaire et transgénérationnel qu’elle revêt. Du photographe à l’infirmier, de l’entrepreneuse à l’étudiant en recherche d’emploi en passant par l’employé d’agence web ou le fonctionnaire: ce sont des hommes et des femmes aux parcours et aux professions bien différentes qui se sont retrouvés unis autour d’une même traque. Le constat est le même pour ce qui est de la différence d’âge. Jean Dubois s’est ainsi amusé à faire un petit sondage au sein de son groupe privé. Parmi les deux-cents membres, l’âge varie de 19 à 55 ans avec une moyenne tout de même assez élevée de 37 ans: il ne s’agit dont pas que de l’amour du stalk.  Bien entendu, les plus âgés d’entre eux ont été passablement surpris en découvrant que l’anonymat supposé sur le net peut rapidement s’écrouler, pour peu qu’on ait eu le malheur – ne serait-ce qu’une fois – de laisser trainer une adresse email ou de se confier un peu trop en détails.

Illusoire anonymat

Pour Thierry, bien au fait de ces questions, contribuer à l’enquête – en parallèle du jeu et de l’excitation – constituait aussi un moyen de donner une leçon aux internautes un peu à la ramasse:

Participer était aussi un moyen de faire un pied de nez à ces mecs qui font de l’internet un minitel. Ce sont les mêmes qui ont une double vie sur internet. C’était un moyen de leur dire “on vous voit, l’internet n’est pas anonyme”. [...]

Les gens notre âge, on connaît ces outils, on sait que tout est traçable et que l’anonymat sur internet est tout relatif. Cette affaire permet au final de poser une vraie question, celle de la sécurité des données sur internet. La leçon, c’est qu’il y aurait peut-être une éducation à faire à l’école et à la maison pour que les gens apprennent à faire attention à leurs données.

Le plus étonnant dans cette histoire est peut-être l’étanchéité entre les enquêtes de la police et celle des internautes. A l’exception de Thierry qui a pris la peine d’appeler le numéro vert mis en place par la police – “Plus en anonyme cette fois” – pour partager les informations glanées au cours de sa petite entreprise de stalking, aucun des autres cyber-enquêteurs contactés n’en a fait la démarche. Et à l’inverse, les forces de l’ordre ne se sont jamais adressées directement à aucun d’entre eux. Seul l’administrateur du forum catholique sur lequel Xavier Dupont de Ligonnès s’étalait largement est entré en contact avec eux. Une fois seulement après que les internautes aient découvert que XDDL avait laissé un message, plusieurs jours après la date supposée de la tuerie.

A travers l’excitation de devenir le détective d’un jour, l’amour du stalk ou la volonté de comprendre l’indicible, un pan de l’internet a dressé le profil psychologique d’un homme. Signe du succès de cette entreprise, les médias traditionnels n’ont pas manqué de reprendre les informations débusquées, leur conférant – qu’on le cautionne ou non – une légitimité indéniable dans la fenêtre médiatique toujours en cours. En contre-partie, rien ne permet de dire que le travail abattu ait pour autant aidé les vrais enquêteurs à lever le mystère sur la disparition du principal suspect dans la plus froide tuerie familiale qu’ait peut-être jamais connu ce pays.

Ce qui me fait penser qu’en définitive, le métier d’enquêteur a une chose en commun avec celui de journaliste. Rien ne vaut le terrain.

>> Photos Flickr CC BY-NC-SA  par XiXiDuCiro Boro et nhussein.

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#7 – Real-Barça: l’équilibre ibère y perd http://owni.fr/2011/04/27/7-real-barca-lequilibre-ibere-y-perd/ http://owni.fr/2011/04/27/7-real-barca-lequilibre-ibere-y-perd/#comments Wed, 27 Apr 2011 16:30:42 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=59451 La scène a lieu dans les couloirs du stade Santiago Bernabeu de Madrid, à l’issue du premier des quatre duels fratricides entre le Real de Madrid – le club du roi comme l’indique son nom – et le FC Barcelona – porte-étendard de toute la Catalogne. Gerard Piqué, incarnation de la fougue catalane, modèle star de la marque Mango et sextoy officiel de Shakira, célèbre le titre de champion quasiment acquis en taillant allègrement les Madrilènes.

A huit points, à huit points! Bande de petits Espagnols, on a déjà gagné votre championnat espagnol. Allez vous faire foutre! Petits Espagnols, maintenant on va gagner la coupe de votre roi.

Dans ce couloir où fusent les insultes, la réponse de ses coéquipiers madrilènes également en équipe nationale est tout aussi cinglante: “On verra si tu fais autant le beau la prochaine fois que tu viendras jouer en équipe d’Espagne.”

Rapportée dans les colonnes de Marca, journal sportif de référence en Espagne – connu pour être acquis à la cause du Real – l’anecdote, qu’elle soit exacte ou exagérée, traduit à merveille l’ambiguïté du football ibérique à l’égard de son équipe nationale.

Esprit de clan versus esprit d’équipe

L’Espagne a cette particularité d’avoir toujours placé le régionalisme à un niveau bien supérieur que l’intérêt national, mélange de post-franquisme et de guerre économico-sociale entre communautés autonomes. Appliquées au football, ces divergences régionalistes s’étaient à peu près toujours traduites par des déroutes internationales, à des moments où l’Espagne faisait pourtant office d’épouvantail et prétendait logiquement à des titres. Pour simplifier la chose, les rivalités entre joueurs du Barcelona FC et du Real – pour peu qu’on y rajoute un Basque, un Galicien et un Andalou – semblaient toujours prendre le pas sur l’intérêt global. La logique clanique prévalait sur l’unité sportive, et la Roja finissait toujours par s’écrouler misérablement, le meilleur exemple récent restant probablement la défaite en huitième de finale de la Coupe du monde 2006 face à la France.

A l’époque, l’Espagne sort de la phase de poule, forte de trois branlées infligées à la Tunisie, l’Ukraine et l’Arabie Saoudite. Vu le niveau pitoyable affiché en contre-partie par la bande de Domenech, la logique veut alors que le puissant taureau rouge et or punisse le frêle coq bleu. Je me souviens qu’en ce brûlant mois de juin 2006, l’attitude des Espagnols – et je m’en coltinais un en guise de colocataire – atteignait des niveaux d’insupportabilité rare, le tout symbolisé par une inoubliable couverture de Marca le jour du match “On va mettre Zidane à la retraite”. Trois pions et moins de quatre-vingt dix minutes plus tard, mon Valencien de colocataire s’éclipsait discrètement du bar de la rue des Lombards où l’on regardait le match, la queue du taureau entre les jambes, pour aller pleurer sa mère à la maison.

Euro, WorldCup: tout, sans Raul

A la suite de cet énième fiasco, Luis Aragones, l’entraineur espagnol, eut alors la bonne idée, dès la saison suivante de virer Raul de l’équipe. Remercier un type performant comme Raul paraissait pourtant impensable. Détesté par le pays tout entier, mais prophète à Madrid, Raul – capitaine inamovible du club de la capitale comme de la sélection espagnole – cristallisait en fait malgré lui tous les traumatismes et les tourments de l’Espagne sportive. Et magie, deux ans après l’éclipse de ce type à forte tête, l’Espagne remportait l’Euro en 2008 – sans doute la compétition la plus relevée. Impensable jusque là, l’unité nationale avait fait fi de toutes les querelles régionalistes. Il fallait voir la Plaza Catalunya et la Rambla à Barcelone. Noires de monde. Des Espagnols, mais aussi des Catalans, le maillot rouge et or du pays sur les épaules. Non je ne rêvais pas, j’étais bien dans l’épicentre de la Catalogne, une Catalogne devenue folle qui célébrait un événement de portée nationale. Même à Gracia, le quartier le plus catalaniste de la ville, régnait un bordel ambiant qui avait pris le pas sur la retenue traditionnelle. Impensable vraiment. Insatiable, la Roja doublait même la mise deux ans plus tard, en 2010, décrochant le sacre ultime en Afrique du Sud, parachevant au passage quatre années de domination totale sur le football mondial.

Mais dieu sait qu’en football, tout va très vite. Avec l’improbabilité de ces quatre classicos entre le Real et le Barça en l’espace de quelques jours, cette belle unité est à deux doigts d’éclater. Un peu comme si un type qui ne s’octroyait que deux bitures par an pour éviter de sombrer dans un alcoolisme irréversible, s’infligeait tout à coup quatre tôles en l’espace de quelques jours.

¡ Olé, Real !

En novembre dernier, lors de la toute première confrontation de la saison entre Madrid et Barcelone en championnat – le jour où les Catalans humilièrent plus que jamais les Madrilènes, les crucifiant d’un magistral 5 à 0 – l’histoire avait fini en queue de poisson lorsque Sergio Ramos, défenseur du Real, assena une tarte dans la gueule de son homologue catalan Carles Puyol. Tous deux étaient pourtant deux pièces maitresses de la défense nationale.

Lors du match retour, il y a une dizaine de jours, l’épisode du tunnel évoqué plus haut a donc placé un jalon supplémentaire dans l’escalade verbale. Puis mercredi dernier, en finale de la Coupe de Roi, les gestes ont succédé aux mots quand cette petite catin madrilène d’Alvaro Arbeloa écrasa volontairement la cheville de David Villa au sol – l’arbitre n’y voyant que du feu. Tous deux étant également des joueurs inamovibles du dispositif de Vicente Del Bosque, l’entraineur de la selección, on imagine là encore assez mal ces deux-là se claquer la bise au moment des retrouvailles.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Toujours est-il que bien mal en avait pris à Piqué d’ouvrir trop sa gueule le weekend précédent, le Real finissant par remporter la coupe. Mais une fois l’onde sonore du coup de sifflet final dissipée dans le ciel de Valence, le jeu des petites provocations ne cessa pas pour autant. Sergio Ramos, sans doute la plus grosse teigne du Real, le genre de mec à chercher la merde en permanence, avait décidé de fêter la victoire en grande pompe. L’Andalou eut alors le bon goût de se pointer sur le terrain avec une muleta. S’acquittant de quelques mouvements qu’on est plus habitué à voir exécutés par un torrero que par un footeux, avec un lacet dans les cheveux, il prit un plaisir intense à transformer le stade Mestalla de Valence en plaza de torros. Moquant les Barcelonais en les réduisant à l’état de bête blessée, la scène était d’autant plus symbolique que la Catalogne a voté l’interdiction des corridas en juillet 2010.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La selección, reflet des clivages politiques

Tout dans cette quadruple opposition entre le Barça et le Real renvoie l’Espagne à sa politique et ses batailles régionalistes. Et forcément, certains politiques n’ont pas tardé à s’emparer de ce sujet brûlant. Nacho Uriarte, jeune député madrilène du Parti Populaire – la droite espagnole – n’a ainsi pas manqué de revenir sur le cas Gerard Piqué et ses moqueries à l’égard de la monarchie, le qualifiant sur son blog de “personnage ultranationaliste” coupable “d’idioties politiques et excluantes [...] visant à tourner en ridicule le sentiment d’Espagne.”

Au-delà de la suprématie footballistique entre les deux villes économiques motrices de la péninsule, ce sont aussi deux conceptions politiques qui s’affrontent. Le règne de la monarchie contre la volonté d’indépendance régionaliste. Alors certes, l’équipe nationale d’Espagne est depuis longtemps le théâtre de cette logique d’opposition. Mais devant la réalité financièrement viciée du football espagnol – un championnat à deux vitesses où les deux mastodontes économiques aux dettes incontrôlées, écrasent le reste des équipes – la selección a fini par en devenir le meilleur reflet. Treize de ses vingt-deux joueurs au moins sont ainsi issus des deux clubs. Et les clans traduisent cette logique, certains ne s’exprimant par exemple qu’en catalan entre eux, se mettant à la marge ou excluant – au choix – les autres. Il y a quelques années, Oleguer Presas – alors défenseur du Barcelone et fervent catalaniste – avait même provoqué un intense tollé en Espagne, tergiversant plusieurs semaines avant de finalement accepter d’évoluer sous les couleurs du pays.

Au sortir de la deuxième des quatre confrontations, même Santiago Segurola, un des éditorialistes les plus respectés de Marca commençait ainsi à sérieusement s’inquiéter des répercussions que pourraient avoir les deux matchs de Ligue des Champions à venir. Décrivant une équipe espagnole plus que jamais sur le point de “se convertir en un monoculte du Barça et du Real”, le journaliste se demandait si les joueurs seraient capables de faire fi du “degré de crispation de cette saga Madrid-Barcelone qui pourrait avoir des effets peu salutaires pour l’harmonie de la sélection” espérant qu’ils soient capables de se plier à “un exercice extrême de contrôle, de professionnalisme et d’oubli”.

Le plaisir de l’amateur

Quand Vicente Del Bosque récupérera tout ce petit monde en juillet prochain pour une tournée de match amical aux États-Unis, il risque bien de devoir user d’une sacrée dose de calme et d’une volonté résolue de pacification pour éviter que la machine rouge ne vole en éclat. En attendant, les deux matchs à venir constituent le summum de ce que le football peut offrir en matière de plaisir.

À vrai dire, il n’y a rien de plus excitant pour l’amateur qu’une tension exacerbée et des mecs qui se fritent sur un terrain pour démontrer la suprématie d’une école sur une autre, d’autant plus quand il s’agit des meilleurs. Avec cette ultime double confrontation, c’est aussi la froideur, l’impact physique et le culte de la stratégie d’un Jose Mourinho et de son Real qui vont disputer la postérité à un Josep Guardiola et son Barça garant d’une philosophie qui ne vit que pour le mouvement, le beau jeu et la construction. Et si l’équipe nationale d’Espagne doit endosser le rôle du taureau qui s’effondrera au bout de cette corrida footballistique, entre nous, je n’en ai rien à cirer. En espérant même qu’on lui coupe les deux oreilles et la queue.

Illustration CC FlickR marcp_dmoz

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#6 – Mon métier? Traquer les escrocs http://owni.fr/2011/04/21/mon-metier-traquer-les-escrocs/ http://owni.fr/2011/04/21/mon-metier-traquer-les-escrocs/#comments Thu, 21 Apr 2011 08:00:30 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=58154 Dans un sondage réalisé en 2007 par l’Association Française des Sociétés Financières, 61% des sondés déclaraient avoir déjà eu un crédit à la consommation. Parmi cette proportion, un certain nombre d’entre eux prend chaque année le parti d’adresser un doigt bien senti à leur organisme de crédit ou à leur banque, refusant de les rembourser. Dès lors, il s’agit pour ces rebelles du crédit à la consommation de la jouer fine, avec un unique objectif, éviter coûte que coûte de raquer. Mais dans un système financier aussi crasseux, une telle démarche ne reste évidemment pas sans réponse. Dès cet instant, il y a fort à parier que ces réfractaires aient maille à partir avec les “enquêteurs”, de drôles de gonzes qui n’ont qu’un truc en tête, glaner les informations qui permettront de foutre la main sur les mauvais payeurs.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, banques, cabinets de recouvrement, d’huissiers, ou encore sociétés de crédit ne disposent pas de services spécialisés dans la traque des resquilleurs. La sale besogne est donc déléguée à des cabinets d’enquêtes, un domaine d’activité qui brille par sa discrétion. Les enquêtes individuelles menées par ces structures d’un genre particulier reposent toujours sur la recherche des mêmes informations : état-civil, adresse, téléphone, employeur, compte bancaire et patrimoine immobilier. Selon les cas, le client demandera simplement l’un ou l’autre des éléments à son cabinet d’enquête. Et quand il veut la totale, pas de problème, on lui fait alors “une solvabilité complète” selon le jargon consacré. Le couscous royal de la profession, en gros.

Légalement, les cabinets d’enquêtes disposent d’assez peu de moyens pour mener leurs investigations à bien. Pour ce qui est de l’état-civil, pas de problème, rien ne leur interdit de demander un acte de naissance dans n’importe quelle mairie de France. Pour le reste par contre, c’est clairement la guerre. Seuls les contacts avec la famille et les amis de la bête traquée sont autorisés pour gratter les informations. Autant dire qu’imaginer récupérer les informations bancaires ou la valeur du patrimoine d’un mec à moitié en fuite en appelant sa femme ou ses potes relève du fantasme. Par conséquent, les enquêteurs doivent ruser. Et franchir la ligne de la légalité. Pour ne pas dire la piétiner allègrement.

Vladimir, enquêteur

Vladimir, la trentaine, est justement enquêteur. Jeune homme aux propos d’une limpidité impeccable est le parfait client pour un journaleux. Il y a environ cinq ans, alors qu’il ne dispose d’aucun diplôme particulier, il répond à une annonce assez anodine.

Je cherchais du boulot et je suis tombé sur une annonce ANPE classique. La société machin recrute des enquêteurs-rédacteurs dans le cadre de ses travaux de recherche de débiteur. J’ai postulé et après un entretien sommaire, j’ai été embauché.

Vladimir est alors formé aux techniques d’investigation et se lance dans une activité où on lui demande de passer entre trente-cinq et quarante heures par semaine à traquer les réfractaires du crédit. Depuis cinq ans, l’essentiel de son boulot repose sur deux outils hors du commun, le téléphone et l’ordinateur. Lancé dans le bain, on lui explique rapidement que pour mener ses missions à bien, se contenter de rester dans les pointillés ne suffira pas. Comme les collègues, il se met alors à se faire passer pour les débiteurs recherchés et appelle des antennes administratives susceptibles de lui refourguer de la bonne came, comme le Pôle Emploi ou la Caisse d’Allocations Familiales. Un moyen rapide et efficace de savoir si la personne pistée y est inscrite justement.

Le recours à cette méthode éprouvée – elle est la base de la profession – les bons enquêteurs se distinguent alors par leur ingéniosité. Là où certains stalkent pour le plaisir, par jalousie voire par maladie, Vladimir gagne son pognon tous les mois en traquant ses proies sur Facebook ou Copains d’Avant, ne rechignant pas à l’occasion à utiliser quelques faux profils. Le reste est une véritable symphonie à la partition merveilleusement jouée. Coups de fil aux familles sous de faux prétextes, usurpations d’identité et faux rappels administratifs, aucune note n’est de trop pour que tout soit exécuté sans accroche.

Dans le métier des enquêteurs, chaque information, chaque détail a son prix. Cinquante euros pour une adresse, cent euros pour un compte bancaire, cent soixante-dix euros pour un trio adresse + téléphone + employeur, tout, absolument tout, est monnayable. Au revenu fixe qui tourne autour de 1.500 euros, Vladimir et ses collègues enquêteurs peuvent ajouter des primes qui peuvent passablement gonfler le salaire.

En gros, on nous demande de traiter un maximum de dossiers dans le mois. Chaque dossier traité – selon le nombre d’informations qu’il demande à gratter – représente un total de points. A la fin du mois, on totalise tous tes points et t’as une prime y correspondant. Moi je me fais 3.000 euros en moyenne, mais il y a des mecs qui palpent jusqu’à 4.500 ou 5.000 euros. Eux, ils ne font que des gros dossiers, des “solvas” complètes. Quand tu sais qu’une solvabilité complète est facturée 300 ou 400 euros hors-taxe aux clients et qu’ils en font plusieurs par jour… Bref, les meilleurs font des chiffres d’affaire de plus de mille euros chaque jour.

Étonnamment, on trouve même des avocats parmi les clients de ces cabinets d’enquêtes. Dans l’impossibilité de mettre la main sur des témoins importants, certains finissent par se résoudre à céder aux sirènes de ces détectives d’un genre particulier, avec les entorses légales que cela suppose. Le droit a parfois des raisons que la raison ignore.

“Les gros débiteurs ont l’habitude de notre boulot”

Quand on demande à Vladimir s’il ne ressent pas une gêne à l’idée de livrer en pâture des individus qui ont pris le parti de fuir des créanciers, le discours est réfléchi, toujours emprunt de la même fluidité.

Je ne cautionne pas forcément ce que le boulot m’impose, mais je me dis aussi que si je ne prends pas cet argent, un autre le fera. Et puis, on parle quand même de débiteurs qui ont signé un contrat. Il est normal qu’ils l’honorent. Si personne ne respectait ses engagements, ce serait l’effondrement du système bancaire. Ce qui me fait dire en fin de compte que dans ce métier, tu fais la pute, mais qu’il est tout de même important de recouvrir les sommes dues, pour l’économie du pays.

Comme dans tout conte moral, les enquêteurs n’ont d’ailleurs pas toujours le dernier mot. Si dans la plus grande majorité des cas, retrouver l’information requise par le client s’avère relativement aisée en bout de compte, il arrive que la proie fasse un sacré pied de nez à son chasseur. À partir du moment où le débiteur a contracté un crédit en recourant à un faux état-civil, l’investigation demeure quasiment impossible. Dans cette chaine alimentaire de l’information monnayée, il y a aussi le gros gibier, les mecs habitués à entuber le système. Eux ont souvent tout compris et connaissent l’existence des enquêteurs, à la différence de la grande majorité de leurs pairs chouraveurs.

Les gros débiteurs ont l’habitude de notre boulot. Quand tu les appelles en te faisant passer pour une administration ou un mec, ils te grillent direct et t’envoient chier. Et là, ça devient difficile pour nous. Mais malgré tout, ceux-là sont souvent inscrits au Pôle Emploi ou à la CAF. Avec un peu de patience, on finit parfois par les coincer.

Au delà de tout jugement de valeur – après tout y a t-il de mauvais moyens de gagner sa vie dans une société gangrénée par le fric ? – Vladimir a de quoi trouver quelques satisfactions dans son quotidien, son pécule mensuel mis à part. A la différence de nombre d’employés rongés par ce mal indicible qui mine nombre d’entreprises de service, ce garçon à l’oeil vif et au sourire digne se félicite d’exercer un métier “excitant“, chaque investigation, aussi courte soit-elle, n’étant jamais la même. Traquer les mauvais payeurs et les escrocs du système bancaire requiert une dose d’intuition chaque fois renouvelée et procure l’adrénaline propre à n’importe quel jeu basé sur le schéma du chat et de la souris. Il n’y assurément pas de mauvais métier.

Et pour un type de mon espèce qui se nourrit des coins mal rognés de notre société, ces basses oeuvres au profit des entreprises les plus méprisables de notre système constituent autant de sujets délectables. J’imagine que pour le lecteur aussi.


Crédits Photo FlickR CC : adamsmithjr / -Cirius-

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La jeunesse islandaise, trois ans après la crise http://owni.fr/2011/04/20/la-jeunesse-islandaise-deux-ans-apres-la-crise/ http://owni.fr/2011/04/20/la-jeunesse-islandaise-deux-ans-apres-la-crise/#comments Wed, 20 Apr 2011 17:29:44 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=58147 Depuis 2009, j’ai vécu avec l’idée fixe qu’il fallait aller absolument en Islande parce qu’il devait forcément s’y produire une sorte de révolution culturelle, à commencer au sein de la jeunesse. Un an avant, l’Islande s’était mangée dans la gueule la crise économique la plus violente de son histoire, un séisme qui en l’espace de quelques semaines embrasa tous les recoins et toutes les âmes de ce petit pays de 320 000 habitants.

L’histoire est on ne peut plus banale. Pendant une quinzaine d’années, de 1991 à 2004, le Parti Indépendant – la droite du pays – sous l’impulsion du Premier ministre David Oddsson, libéralise tout ce qui peut l’être, à commencer par la pêche, l’énergie et les capitaux. Quand Oddsson laisse sa place de Premier ministre, c’est pour prendre la tête de la banque centrale du pays dans la foulée. Il  supervise alors avec bienveillance la folie des banquiers qui consentent des crédits à tout va aux Islandais grâce à quelques montages foireux à l’étranger. En 2008, ce socle de crédits spéculatifs vole en éclat et les banques islandaises – très interdépendantes – s’écroulent une à une. Incapables d’assurer leurs obligations à l’égard de leurs clients, celles-ci sont nationalisées en catastrophe, histoire d’éviter que le pays n’implose.

La crise qui s’ensuit est sans précédent et pour la première fois de mémoire d’Islandais, des dizaines des milliers d’individus descendent dans les rues en décembre 2008 et janvier 2009, érigent des barricades et traquent même physiquement ces banquiers et hommes politiques qu’ils estiment – à raison – être responsables de la catastrophe qui leur tombe dessus.

Un an et demi plus tard, le 17 juin 2010, je débarque donc en terre de glace, à la recherche de la progéniture islandaise, accompagné de David Arnoux, ami et fidèle photographe. L’avion atterrit à Keflavik, l’aéroport de Reykjavik à deux heures du matin, mais à cette période de l’année, la nuit ne tombe plus. C’est le jour de la fête nationale.

Arrivé dans le centre-ville, je me retrouve plongé dans l’ivresse de ceux que je suis venu chercher. La jeunesse est là, complètement défoncée. Le sol est jonché de bouteilles en verre et de vomi. Les individus se déplacent par petit groupe, passent d’un bar à l’autre et ressemblent à la jeunesse de n’importe quel État occidental. D’autres, trop jeunes pour rentrer dans les bars, remontent Laugavegur – l’artère principale – et friment comme des tocards, picolant à bord d’énormes 4×4 peut-être achetés par leurs parents avec un de ces crédits foireux.

Le temps de poser nos affaires dans une auberge du centre que nous voilà déjà dans un bar à descendre des shots d’un alcool sombre infâme en compagnie de Philippe, un Français installé là-bas depuis cinq ans. Le garçon travaille dans un bar branché du centre, connait un peu tout le monde à Reykjavik (une ville de 120 000 habitants) et nous explique rapidement que nombre de jeunes entre 20 et 35 ans ont à peu près tout arrêté pour se concentrer sur la création artistique.

La nuit avance et il nous traine à Bakkus, haut lieu du cocon artistique local. Nombre de jeunes gens que je fréquenterai dans les jours suivants y travaillent; tous sans exception y squattent pour picoler. J’y finirai régulièrement mes nuits, croisant même quelques illustres personnalités locales comme Jónsi, le chanteur de Sigur Rós. Au delà de son statut de lieu de socialisation et de débauche, Bakkus est un premier indicateur de la situation et cristallise le refus de ces jeunes de se construire une carrière classique, préférant à peine subsister économiquement pour se concentrer sur leur art.

Frikki entouré de ses œuvres

L’art (de faire) du fric

Deux jours après notre arrivée, Philippe nous introduit auprès de Frikki, un plasticien d’une trentaine d’années, chez qui on créchera pendant une dizaine de jours. Étonnant au premier abord, il voit des motifs de satisfaction politiques et sociaux dans la crise. Faire tabula rasa du passé s’impose comme une idée très populaire parmi la jeunesse. Artiste depuis toujours, Frikki est ainsi plus optimiste aujourd’hui qu’il y a deux ans. Tout d’abord parce que la crise a changé les esprits et engendré un rejet de la politique telle qu’elle est pratiquée partout dans le monde.

Avant, les gens dans mon genre qui pensaient différemment du gouvernement étaient regardés de haut et se faisaient même parfois insulter. Le terreau est désormais plus fertile pour penser différemment. J’ai toujours détesté cette folie capitaliste et je me suis toujours demandé si j’étais stupide ou pas. Je savais qu’il y avait une logique derrière ce système, mais je ne l’aimais pas. J’avais ce sentiment qu’ils étaient dans l’équipe gagnante et que moi j’étais avec les perdants. Depuis, ce sentiment n’est plus aussi fort.

Du point de vue artistique, la crise a joué un rôle primordial également. Jusqu’en 2008, certains artistes vivaient sur le dos des banquiers, ne se privant pas de vendre leur production à ceux qu’ils se plaisent à détester aujourd’hui. Il n’était pas rare à l’époque qu’un artiste ait son propre mécène. Pour Mundi Vondi – un jeune designer de 23 ans à la réputation internationale naissante – les artistes se sont laissés complètement abuser par le pognon qui inondait le milieu de l’art, et ont cessé d’être des garde-fous de la société pour devenir des clowns à la solde des banquiers. Tous s’entendent sur le fait que la crise a permis aux artistes d’évacuer la dimension monétaire pour se concentrer sur le travail exclusivement.

Mundi Vondi

Solla et Porgerdur, deux jeunes femmes artistes de 25 ans ont ainsi profité de la crise pour récupérer une vieille maison du centre et la transformer en une galerie. Plus qu’un moyen de gagner de l’argent – à part quelques étrangers de passage, personne ou presque n’achète d’art ces jours-ci – la galerie Crymo est une façon de donner de la visibilité à de jeunes artistes et surtout l’endroit idéal pour se retrouver autour d’un thé, d’un café ou d’un pétard afin de discuter d’art et de s’interroger sur l’évolution de la société islandaise.

Tous ont participé aux manifestations de décembre 2008 et janvier 2009, et tous s’accordent sur le fait que la jeunesse a acquis une conscience politique qui faisait cruellement défaut jusque là. Avant cette crise, la jeunesse islandaise a toujours été profondément consumériste et peu nombreux étaient ceux qui s’interrogeaient sur les conséquences durables de quinze années d’ultra libéralisation de l’économie. Aucun ne semblait particulièrement choqué que leurs parents puissent acheter sur un coup de tête une baraque ou un Range Rover à crédit. Comme le raconte Mundi en pleine redescente de l’alcool ingurgité la veille, affalé dans le canapé rouge de son studio, la plupart des artistes n’a pas souffert à proprement parler de la crise car ils ne possédaient rien ou presque, et n’avaient pas croqué dans la pomme empoisonnée du crédit.

Mais ce n’est pas le cas de leurs parents qui ont souvent dû revendre des biens qu’ils n’avaient même fini de payer. Les jeunes comme Mundi en veulent aux banquiers et aux hommes politiques mais ne sont pas dupes de la situation qui prévalait avant la crise. Solla, cette jolie galeriste-artiste de 25 ans tire ainsi un constat sans pitié.

Ce qui se tramait était évident pour qui voulait bien le voir. Sauf que 90% de la nation a choisi de ne pas faire de vagues, de faire semblant de dormir. J’ai été élevée par des gens de gauche, je savais donc que ce n’était pas une situation saine. Je suis en colère contre les politiques de droite et David Oddsson qui ont fait péter toutes les barrières, ont tout libéralisé et rendu la tâche si facile aux banquiers pour faire n’importe quoi. Rien que les quotas sur le poisson. Ca a fait mourir ces petites villes et c’était sans doute le point de départ à toute cette merde.

L’histoire des quotas sur le poisson illustre à merveille le ressentiment et le malaise de ces jeunes vis à vis de leurs politiques. En 1984, le gouvernement de droite instaure un système selon lequel chaque propriétaire de bateau possède le droit théorique d’acheter une quantité de poisson proportionnelle à sa taille. Puis en 1990, sous l’impulsion des politiques économiques agressives menées par le Parti Indépendant, ces quotas deviennent transférables. Les propriétaires de gros chalutiers rachètent alors leurs quotas aux petits pêcheurs et en l’espace de quelques années à peine, l’ensemble des ressources en poissons de tout le pays se retrouve concentré dans quelques mains, une aberration et un motif de colère pour chaque Islandais.

Solla sur les marches de la galerie CRYMO

De la politique comique au comique politique

Ce voyage en Islande a été l’occasion de louer une caisse et de remonter un bout pays du Sud au Nord en sillonnant à travers mer et montagne pour aller jusqu’à Flateyri, un des ces minuscules villages de pêcheurs situé au fin fond des fjords de l’Ouest qui paient les conséquences de cette libéralisation sauvage. Là-bas, la petite usine de poissons est en cessation de paiement, mais depuis la crise, une nouvelle population est apparue. Des artistes encore et toujours. Ne voulant plus assumer la vie chère propre à Reykjavik, ils viennent ici se consacrer à leur art et passer du bon temps. On se lève à l’aube quand on ne se déchire pas trop la tête la veille pour aller pêcher quelques soles, faire de la confiture ou du pain.

Là-bas, j’ai atterri chez Malgorzata, une Polonaise de 27 ans qui vit en Islande depuis quatre années. Mélange d’écrivain, de peintre, de designeuse et de guide touristique francophone, pour gagner un peu de thunes en été,  Mao – son surnom – est devenue Islandaise d’adoption. Elle maitrise parfaitement la langue et fait partie de ces électrons libres de la scène islandaise. Au chômage, elle a pris le parti de quitter Reykjavik notamment parce qu’avec les 35% d’inflation consécutive à la crise, acheter du vin, du café, des cigarettes ou de l’essence devenait très compliqué pour elle. Pas pessimiste pour autant, Mao considère que la crise a aidé à se recentrer sur des valeurs moins capitalistes, des valeurs de partage et d’écoute.

Malgorzata AKA Mao

Beaucoup des amis islandais de Mao viennent passer des périodes indéterminées dans ce petit paradis naturel du bout du monde. C’est le cas de Lili, une productrice freelance de films publicitaires et de séries. Au détour d’une clope et d’un café dans le jardin de Mao, cette jeune fille pas tout à fait trentenaire me raconte que beaucoup de gens de sa famille sont aujourd’hui dans la merde mais que les Islandais ont été enivrés par l’argent.

Comme tant d’autres, Lili est en colère et espère que banquiers et les politiciens devront payer un jour pour le mal qu’ils ont fait à ce pays. Elle concède pourtant que le fait de participer aux manifestations et de voir ses proches morfler lui a fait prendre conscience de l’importance de participer à la vie politique. Comme à peu près tous ces jeunes avec qui j’ai trainé durant deux semaines, elle a voté pour Jon Gnarr, le comique le plus connu du pays devenu contre toute attente maire de Reykjavik en juin 2010.

De retour à Reykjavik, j’ai eu l’occasion de parler longuement de cette élection avec Frikki et Kristján Freyr – le manager du label Kimi Records – qui connaissent tout deux très bien cet ovni qui a fait rentrer des femmes au foyer et des chanteurs punk au conseil municipal de la ville. Pour eux, l’élection de Jon Gnarr traduit en fait le ras le bol vis-à-vis de la corruption des hommes politiques locaux, et met sur le devant un mec honnête, à l’esprit non sclérosé par le bullshit habituel qui sied si bien aux gouvernants.

Dans une société minuscule où tout le monde se connait, les collusions entre politiques, banquiers et journalistes étaient souvent outrageantes en raison de réseaux d’influence sont très resserrés. Les élites ont fréquenté les mêmes écoles et possèdent des intérêts professionnels et personnels irrémédiablement mêlés. Pour que les banquiers soient formellement accusés du fiasco dans la presse, il a fallu que WikiLeaks la mette devant le fait accompli en juin 2009, nombre de journalistes ayant jugé préférable de ne pas se mouiller ; une minorité ayant tout bonnement été censurée. C’est le cas de Jon Bjarki Magnusson – un jeune journaliste devenu figure nationale en faisant quelques révélations – qui passera un bout d’après-midi à me raconter comment le patron de DV – le journal pour lequel il travaillait – fit sauter une de ses enquêtes mettant en cause une des huiles de Landsbanki.

Kristj†n Freyr chez KIMI RECORDS

“La gauche doit nettoyer la merde laissée par la droite”

Aujourd’hui encore, le journalisme islandais baigne dans ses mauvais travers. David Oddsson est ainsi devenu rédacteur en chef de Morgunbladid, le principal journal du pays. Cette réalité hallucinante, tous les jeunes de la scène artistiques de Reykjavik la déplorent évidemment. Si ces Islandais ne font pas confiance à leurs médias, c’est également valable en ce qui concerne le gouvernement de gauche de Johanna Sigurdardottir, élue à la tête du pays après la crise. Tous savent, selon une expression récurrente, que la gauche “doit nettoyer la merde laissée par la droite“.

Mais tous ou presque – même s’ils apprécient souvent le personnage – considèrent que son élection n’a pas changé grand-chose. Comme me le confieront Tómas et Magnus – les membres du duo electro Quadruplos – au détour d’une énième bière chez Bakkus, on leur a parlé de transparence, mais celle-ci tarde à se faire sentir, quasiment deux ans après le tsunami politique et économique.

Tómas et Magnus, les membres du duo electro Quadruplos

Au cours de ces deux semaines passées en Islande, j’ai cru comprendre que cette jeunesse trouve cette crise salvatrice sous certains aspects, sans pour autant la considérer comme un bien absolu, la visibilité sur les conséquences en matière d’éducation, d’économie ou de politique étant encore très incertaine.

Cette incertitude face à l’avenir couplée au rejet des valeurs capitalistes et politiques qui ont façonné la première partie de leur existence explique sans doute le fait que nombre de jeunes se soient aujourd’hui tournés vers des activités artistiques et créatives. Véritable famille, cette jeune scène artistique s’organise comme une communauté, se partage ateliers et locaux de répétition et se serre les coudes, les uns étant toujours prêts à payer à bouffer ou à boire à ceux qui sont fauchés.

Pour autant, l’art ne semble pas vraiment s’imposer comme un moyen de protestation crédible. Tous ou presque ont participé à la révolution des casseroles en décembre 2008 et janvier 2009, mais sans doute plus au titre de citoyen qu’en qualité d’artiste. Quelques heures avant mon départ, j’ai pourtant rencontré une voix quelque peu dissonante. Jón Örn Lodmfjord est poète de 27 ans. Pendant et après la crise, il a tapé sur les hérauts du système à travers son journal Nyhil – un terme assez dur à traduire, contraction de nihilisme et de nouveauté. Courant 2010, le Parlement a rendu public le premier rapport sur la crise, un rapport massif de 2000 pages censé analyser et tirer les conséquences des mécanismes foireux qui ont plongé ce petit pays dans le chaos. Moquant ouvertement un document qui à aucun moment ne prend la peine de réfléchir à l’avenir, Jón l’a détourné et en a fait un livre, une satire poétique singeant le vocabulaire des hommes politiques.

Jon Orn Lodmfjord

Terrassé par une monumentale gueule de bois, ce grand brun barbu aux yeux sombres dissimulés derrière des lunettes ne mâche pas ses mots à l’égard des politiques mais aussi ses jeunes compatriotes auxquels il reproche d’avoir fait de la crise une bataille trop tournée vers des individus mais pas assez vers le système lui-même. Jón dénonce le nationalisme qui a gagné le cœur de beaucoup de jeunes et à la différence de tous les autres ne fait pas preuve d’optimisme pour l’avenir.

Malheureusement, il n’y a pas assez de débats. Beaucoup de gens essaient de créer cette distinction temporelle de “l’avant et l’après la crise” mais dans le fond, rien n’a vraiment changé. On entend souvent qu’on est revenu aux vieilles valeurs – la famille, l’entraide – mais compare avec d’autres pays et tu verras que ça a toujours été très important ici. Il faut arrêter avec cette histoire de vieilles valeurs traditionnelles de l’Islande, parce qu’il n’y en a pas. Quand j’y pense, je ne trouve pas vraiment de trucs positifs à ressortir de cette crise si ce n’est que Jon Gnarr n’aurait jamais gagné avant la crise. Mais si les gens sont en colère ils n’ont jamais trouvé de moyens crédibles pour l’exprimer concrètement.

Le constat de Jón, ce révolutionnaire dans l’âme, est critique, mais toujours est-il que pour la première fois depuis longtemps, les facs d’économie et les écoles de commerce ne sont plus pleines à craquer et la politique, domaine si longtemps laissé à quelques élites, connaît un regain d’intérêt populaire. On ne peut pas reprocher à Jon Gnarr et Johanna Sigurdardottir d’essayer de faire leur boulot, de tenter de faire changer les mentalités et de travailler à expliquer à leur nation que l’opulence d’hier n’est désormais qu’un lointain souvenir.

Mundi, Frikki, Solla, Lili, Mao, les deux Jón, Tomas ou Magnus, eux semblent l’avoir déjà compris. Alors ils avancent, à leur rythme, au gré de leur art et de leurs états d’âme, avec l’espoir sans doute de reconstruire une Islande plus saine, pas pourrie par ce capitalisme qui a désormais inondé la planète entière. Poétique et honorable, leur combat n’est pas vain et il souffle sur l’Islande un doux vent idéologique qui fait chaud au cœur quand on vit parmi ces jeunes, au contact de leurs espoirs et de leur ambition. Mais au regard de l’économie qui semble enfin repartir, il paraît bien difficile à croire que l’histoire ne se réécrira pas de la même façon en Islande comme ailleurs.


Toutes les photos sont l’œuvre de David Arnoux

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L’Islande: pays idéal pour le journalisme? http://owni.fr/2011/04/20/lislande-pays-ideal-pour-le-journalisme/ http://owni.fr/2011/04/20/lislande-pays-ideal-pour-le-journalisme/#comments Wed, 20 Apr 2011 17:00:45 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=58012 Le 16 juin 2010, le Parlement islandais (l’althing) adoptait une loi visant à créer un cadre législatif ultra-favorable à la publication de journalisme d’investigation. Baptisée Initiative Islandaise pour la Modernisation des Médias (IMMI), Birgitta Jónsdóttir – la député à l’origine du projet – résumait cette loi ambitieuse de la sorte :

L’Islande va devenir l’inverse d’un paradis fiscal, en offrant aux journalistes et aux éditeurs une des protections les plus importantes au monde en faveur de la liberté d’expression et du journalisme d’investigation. L’objectif du paradis fiscal est de rendre tout opaque. Notre objectif consiste à tout rendre transparent.

Pour comprendre la motivation des Islandais à se munir d’une telle loi, il faut revenir en juillet 2009, quelques mois après la terrible crise économique qui terrassait l’économie du pays le plus prospère d’Europe. À l’époque, WikiLeaks – une organisation encore inconnue du grand public – signe son premier grand coup. Le site révèle des documents bancaires qui prouvent ce que tout le monde soupçonnait : juste avant que Landsbanki – l’une des trois banques du pays – ne s’écroule, certains de ses dirigeants ont effacé des lignes de prêts et de dettes à leur profit.

Déjà parfaitement dans son rôle de poil à gratter, Wikileaks dévoile également la teneur des négociations entre les gouvernements islandais, britannique et néerlandais à propos des remboursements consécutifs à la faillite d’Icesave, la filiale de Landsbanki. Assange et sa clique signent l’exploit de mettre en ligne, à la disposition du plus grand nombre, des documents qui n’avaient jamais filtré dans les médias, alors même que la crise a éclaté huit mois plus tôt.

La machine médiatique s’emballe et RUV – la principale chaîne de télévision publique – décide dans la foulée de consacrer une grande émission spéciale aux révélations de Wikileaks. Mais le 2 août 2009, quelques minutes avant la diffusion, la chaîne reçoit une injonction du tribunal de Reykjavik l’interdisant au motif d’une violation du secret bancaire. Sans montrer le sujet, les journalistes racontent tout de même à l’antenne ce qui vient de se tramer en privé et diffusent en retour l’adresse du site Internet de Wikileaks. Le site est pris instantanément d’assaut et l’Islande découvre les dessous d’une crise qui touche chaque foyer de près ou de loin.

Un an plus tard, c’est donc dans ce contexte trouble qu’émerge une loi visant à transformer ce petit pays de 320 000 habitants en un paradis journalistique. Si l’Initiative Islandaise pour la Modernisation des Médias a été décrite comme fantastique dans tous les médias de France et de Navarre, il faut pourtant savoir que l’Islande n’est pas forcément le pays le plus exempt de tout reproche en matière de traitement journalistique. Comme je l’écrivais dans un article consacré au journalisme islandais sur Slate.fr à mon retour en août 2010, “le grand problème du journalisme islandais tient probablement à la constitution socio-démo-géographique du pays elle-même. Sur les 320.000 habitants que compte le pays, Reykjvik et sa banlieue en totalisent 200.000, soit l’équivalent d’une ville moyenne française. [...] On est dès lors, à l’échelle d’un pays, dans une logique de journalisme localier.”

Cette réalité explique sans doute en partie pourquoi il a fallu que Wikileaks foute les pieds dans le plat pour des documents d’importance puissent enfin sortir. Au cours de mon voyage en terre de glace, j’ai eu l’occasion de rencontrer Karl Blondal, numéro 2 de Morgunbladid, le quotidien de référence du pays.

Par le passé, même si Morgunbladid a souvent été considéré comme un journal proche du Parti indépendant, la droite du pays, il a toujours bénéficié d’une aura certaine dans tous les compartiments de la société islandaise. Mais depuis l’année dernière, le journal est sous le feu des critiques. La raison ? David Oddson – Premier ministre conservateur de 1991 à 2004, puis directeur de la banque centrale islandaise de 2005 à 2009 – en est aujourd’hui le rédacteur en chef. Quand on connait le rôle éminent de ce dernier dans les fondements de cette crise dont l’Islande peine à se relever, il y a quoi halluciner. L’occasion de discuter et de confronter Karl Blondal aux contradictions du journalisme islandais était trop belle.

Croyez-vous que c’est plus dur d’être journaliste en Islande qu’ailleurs ?

Ça dépend ce que vous entendez par difficile. C’est évidemment un temps difficile pour les médias. Après le krach, les recettes publicitaires se sont écroulées et il y a des coupes dans tous les journaux ce qui a entrainé beaucoup de licenciements. Bien entendu, ça fait mal. Mais si vous me parlez des conditions de travail en tant que journaliste, je dirais que ce n’est pas si difficile. Cela peut être difficile d’avoir accès à l’information. Mais si on compare avec la condition des journalistes dans des pays comme la Russie ou l’Ukraine alors on peut dire que les conditions ici sont parfaites.

La crise a t-elle modifié durablement votre travail ?

Quand vous n’avez pas autant d’argent qu’auparavant, cela fragilise une rédaction. Dans ce sens, la crise a affecté notre travail. Mais dans le même temps, je crois qu’on est arrivé à maintenir un journalisme de qualité. Les lecteurs continuent à lire de bonnes histoires. On essaie de maintenir notre rôle de tour de contrôle de la société en produisant un journalisme de qualité.

Et aujourd’hui, ça vous parait impossible de voir un nouveau journal payant apparaitre dans les kiosques islandais ? On sait que votre journal est très lié au Parti indépendant, plus que jamais sans doute. Du coup, ne serait-il pas nécessaire d’équilibrer avec un journal qui soit plutôt à gauche ?

Je crois que ce serait vraiment difficile, notamment en raison de l’impossibilité de trouver la manne publicitaire dont chaque journal a besoin. Les finances de Morgunbladid ne sont pas vraiment ma tasse de thé, mais approximativement un tiers des revenus provient des abonnements et deux tiers de la publicité. C’est cette formule financière qui a rendu ce journal viable économiquement. Aujourd’hui la publicité est en baisse, et c’est là que ce serait très dur pour un nouveau journal. Les coûts d’impression et de distribution sont très élevés et il faudrait avoir les poches vraiment profondes pour lancer un nouveau journal. Établir un journal demande du temps, beaucoup de temps. Mais d’un autre côté, si on regarde le besoin de débattre de la société islandaise, un tel journal serait évidemment très bénéfique.

Le web peut-il jouer ce rôle ?

Il y a beaucoup de choses sur le web. La gauche est évidemment très présente en ligne.

Venons-en au cas David Oddson. Comment un homme qui a été Premier ministre, puis directeur de la banque centrale – avec le rôle que l’on sait dans la crise – peut devenir rédacteur en chef du principal journal du pays ? Difficile de devenir un journaliste objectif avec un tel parcours, non ?

C’était évidemment une décision bouillante de lui donner le poste de rédacteur en chef du journal. Comme vous le dites, c’est probablement l’homme le plus controversé d’Islande. Il est comme une boule de feu et peut vraiment polariser le débat. Mais il a beaucoup d’expérience, il connait bien la société. À l’instar de ce rapport du Parlement analysant les raisons et responsables du crash. En tant que directeur de la banque centrale, il a joué un rôle majeur dans ce rapport. Quand on a couvert le rapport, il a pris une semaine de vacances pour ne pas être là à respirer dans le cou de tout le monde. Quand il est devenu rédacteur en chef, il a expliqué qu’il avait étudié le droit et qu’il se souvenait qu’on lui avait dit qu’on ne pouvait être un juge dans sa propre affaire. Donc quand le rapport est sorti, il a décidé de ne pas s’en occuper… Il a réalisé le problème. Mais au final, c’est le propriétaire du journal qui a pris cette décision. C’est peut-être une décision controversée mais c’est son problème.

Mais comment ont réagi les journalistes qui travaillaient au journal ?

Beaucoup de journalistes ont été surpris, d’autres ont été très sceptiques.

Effectivement, certains ont cru que c’était une blague en fait, parce que la possibilité avait fuité quelques mois avant…

Oui il y a eu une rumeur…

Oui et les gens n’y croyaient pas, non ? Puis c’est arrivé.

Puis c’est arrivé… Comme vous l’avez mentionné avant, Morgunbladid est lié au Parti indépendant. Au début des années 70, les rédacteurs en chef du journal ont considéré que ce lien avec le Parti indépendant n’était pas bon. Ils ont décidé de couper le lien. Le journal est resté un journal de centre droite dans sa ligne éditoriale mais il ne suivait pas forcément la ligne du parti, soulignait les problèmes et les décisions avec lesquelles il n’était pas d’accord.

Quand le système des quotas de pêche ont été mis en place, au début des années 80, Morgunbladid a suivi une ligne forte dénonçant cette mesure car elle prenait une ressource nationale pour la placer dans les mains de très peu de personnes. Or les choses ne pouvaient pas être faites de la sorte. David Oddson était d’ailleurs Premier ministre pendant cette période et il y a même eu des moments où il refusait de parler à Morgunbladid. Ce fut une vraie bataille acharnée et le journal était beaucoup plus radical dans ses vues que l’opposition politique. Beaucoup de gens se disent que c’est probablement un pas en arrière d’avoir quelqu’un qui a été à la tête du pouvoir et du parti mais c’est quelque chose avec laquelle nous devons faire. Pour ma part, mon problème est de me concentrer sur l’intégrité des informations que nous publions.

J’ai interviewé de nombreux jeunes Islandais ces derniers jours et chacun d’entre eux, sans exception, m’ont dit qu’ils avaient arrêté de lire le journal depuis que David Oddson est devenu rédacteur en chef. C’est un véritable acte politique de leur part.

Mais on n’a rien changé. Nous avons les mêmes reporters, les mêmes journalistes, nous écrivons les histoires de la même façon et utilisons les mêmes méthodes.

Mais des journalistes ont été virés à son arrivée…

Non, ils ont été virés avant son arrivée. Nous devions faire des coupes budgétaires, renvoyer des gens à cause de la crise.

Et est-ce difficile d’enquêter en Islande ? Sur les banques ou les affaires politiques par exemple ?

C’est dur dans la mesure où les choses ne sont pas encore transparentes. C’est dur d’avoir de l’information. Cela prend du temps. Les gens dans les banques, les gens du gouvernement ne sont pas aussi ouverts qu’ils avaient promis de l’être. Quand le gouvernement a été démis, les demandes étaient “plus de démocratie, plus de transparence”.
Il y avait en fait deux demandes. Ce n’était pas un mouvement unifié qui a fait un coup, c’était des gens de tous horizons. Devant le gouvernement, vous aviez des vieilles femmes avec des manucures parfaites, des jeunes filles, des gens affluant des banlieues de Reykjavik autant que des jardiniers, des infirmières ou des ouvriers des usines de poisson. C’était un vrai échantillon représentatif de la société, pas des membres d’une plateforme démocratique. Et les gens voulaient plus de démocratie et plus de transparence. Et tout le monde a promis de la transparence et ce n’est toujours pas arrivé…

Et pour en venir à l’Initiative Islandaise pour la Modernisation des Médias, en connaissant le contexte journalistique trouble qui a découlé de la crise, est-ce que vous envisagez que ce soit un moyen pour les gens, et les journalistes en particulier, de parler sans peur ?

Je ne suis pas sûr qu’il y existe une peur de parler en Islande en ce moment. Mais vous aurez évidemment des avis contraires selon le milieu dans lequel travaillent les gens. Il y a un besoin de lois fortes pour protéger les lanceurs d’alerte (whistle blowers).

Cela dit, je ne crois pas que cette loi change beaucoup la situation pour les journalistes islandais. Aura t-il un intérêt pour les journalistes étrangers qui désireront imprimer et publier ici, et devenir un havre pour le journalisme ? Je crois que c’est une idée louable mais il reste encore à voir comment c’est supposé marcher. Est-ce que Anna Politkovskaïa se serait portée mieux si son travail avait été publié ici ? Pour prendre un exemple concret… Je ne suis pas sûr que publier ici ou ailleurs protège le journalisme dans un pays où les droits sont bafoués.

Vous n’êtes pas très convaincu…

Bien entendu, j’espère qu’une telle initiative puisse apporter sa pierre à l’édifice mais je n’arrive pas vraiment à voir comment cela va fonctionner…

Le vote de cette loi était aussi directement motivée par le rôle joué par WikiLeaks. Cette organisation a été la première à révéler des informations, documents à l’appui, vraiment pertinentes sur la crise. Comment vous, en tant que journaliste islandais, avez vécu le fait que ce ne soit précisément pas des journalistes islandais qui fassent ce boulot ?

Certaines informations ont été d’abord révélées ici, d’autres informations ont été révélées là… Tout dépend de comment on accède aux documents. Nous avons eu accès à des documents similaires [à ceux de WikiLeaks] provenant d’autres banques, nous en avons utilisé certains mais avons considéré qu’il n’était pas correct de publier l’ensemble. Nous avions accès à toutes les informations relatives à des prêts concédés par les banques. Cela ne veut pas dire qu’il fallait tout publier. Les accords financiers entre individus sont supposés être privés. Ils tombent sous le coup de la loi. Il y avait aussi la question de savoir comment les gens ont eu accès à ces documents.

C’est le genre d’informations à propos desquelles on peut être assigné auprès d’un tribunal parce qu’elles ont été volées. Cela peut avoir de sévères répercussions légales pour un journal de les publier, spécialement si la banque clame que cela a porté préjudice et lui coûte beaucoup d’argent à cause des poursuites. En même temps, quand nous avons accès à une information et que nous considérons qu’elle est bénéfique pour le public, nous la publions. Et il y a d’autres choses, et je ne parle pas de ce qu’avait WikiLeaks, mais on nous a aussi offert des informations qu’il a été problématique de vérifier.

Mais est-ce qu’à un moment donné, WikiLeaks n’a pas pris le parti de les publier précisément parce qu’il n’avait pas de liens directs avec la population du pays. Dans un journal comme le vôtre, dans un pays de cette échelle, le journaliste sait qu’en les révélant, il prend potentiellement le risque de mettre en situation difficile certains de ses proches. Je n’accuse personne, je pose la question.

Je n’espère pas. Je n’espère pas.

Au final, peut-être que la position de WikiLeaks a arrangé tout le monde. Une fois que c’était sorti, les gens pouvaient le reprendre tout en se défaussant d’avoir sorti l’information ?

Aussi loin que j’ai été impliqué, nous n’avons jamais pris le parti de ne pas publier quelque chose parce que cela aurait pu affecter quelqu’un. Mais on a beaucoup d’exemples où nous avons reçu des informations impossibles à vérifier. Ces informations n’avaient pas la crédibilité pour être publiées. C’était anonyme et la documentation était insuffisante. Ce sont deux choses différentes.

Finalement, au regard de ce constat assez mitigé, avez-vous de l’espoir quant au futur du journalisme ici en Islande ?

Je pense que le journalisme en Islande survivra, et que cette société rebondira après ce qu’il s’est passé, et que les choses rentreront dans l’ordre. Évidemment, je ne sais pas encore combien de temps nous imprimerons du papier mais le défi principal est de gérer la transition. Il n’est pas gravé dans le bronze que le journalisme doit être sur du papier. La forme n’est pas un vrai problème ici. La question tient surtout à trouver la solution qui permettra de rendre viable notre travail tout en maintenant un journalisme de qualité.

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#5: À Jajce en Bosnie, on reconstruit les âmes et on élimine les ruines http://owni.fr/2011/03/30/jajce-bosnie-on-reconstruit-les-ames-elimine-les-ruines/ http://owni.fr/2011/03/30/jajce-bosnie-on-reconstruit-les-ames-elimine-les-ruines/#comments Wed, 30 Mar 2011 18:09:21 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=54258 Une histoire rocambolesque de magazine qui a fini par ne jamais voir le jour m’a entrainé jusqu’au fin fond de la Bosnie à l’automne dernier. Fait assez rare pour être souligné – à l’heure où certains médias numériques français sont assez dépourvus de dignité pour oser quémander du pognon au public afin d’envoyer des reporters à l’étranger – le magazine en question avait payé les billets d’avion. Tel qu’on me l’avait vendu, Jajce était censée être une petite ville de 30 000 habitants en ruine peinant à se reconstruire quinze ans après la guerre. Nombre d’habitants, propriétaires à l’époque, auraient fui et ne seraient jamais revenus, préférant rester en terre d’exil plutôt que devoir supporter le poids de la reconstruction. La réalité allait révéler un postulat de départ en partie erroné.

Sur la route menant de Sarajevo à Jajce, les magasins et autres bâtisses en ruines jalonnent méthodiquement le bas-côté. Le pays n’est plus en guerre – en témoignent les enseignes flambantes de quelques bazars chinois – mais c’est une ambiance poisseuse, grise comme cette brume tenace qui domine l’asphalte. Les deux villes ne sont distantes que de cent-soixante kilomètres. Le panorama qui défile est encore plutôt vert à l’heure où la moiteur de l’été cède sa place à la tiédeur de l’automne, le long d’une route modeste, sinueuse et vallonnée. Les minarets et autres convois militaires dépassés au fur et à mesure que le taxi avale les kilomètres sont néanmoins autant de repères qui rappellent à chaque instant que l’on n’est pas dans quelques recoins des Alpes ou du Jura. Passé un gros complexe industriel tombé en désuétude – et un large panneau laminé par la rouille, témoin de la candidature de la ville pour entrer au patrimoine de l’Unesco il y a quelques années – le petit centre-ville de Jajce offre sa virginité souillée au regard du visiteur de passage.

A première vue, tout a l’air sagement en ordre dans ce mélange architectural à la croisée des empires ottomans et austro-hongrois. L’ensemble est bien tenu, aucun stigmate de la guerre, aucune ruine à l’horizon. En s’enfonçant un peu dans la ville, en sortant des quartiers proprets et trop centraux, on découvre bien quelques maisons écorchées et d’autres immeubles criblés de balles ou éventrés par des obus de mortier, mais la réalité est ainsi faite qu’il arrive parfois de partir en reportage sur des bases foireuses. On trouve alors rarement ce qu’on était venu chercher.

Guerre et exode

Si Jajce n’avait rien du tas de décombres qu’on m’avait décrit, la ville n’en avait pas pour autant fini de panser toutes ses blessures de la guerre. Entre 1992 et 1995, ce bout de territoire du centre de la Bosnie a été occupé successivement par les trois armées participant au conflit, Serbes, Croates et Bosniaques donc. Au moment où les combats éclatent, les Serbes qui y vivent se volatilisent en à peine une semaine. Durant les six mois suivants, Bosniaques et Croates restent logiquement sur place, dans l’attente, faute de mieux. Puis au profit de bombardements soutenus et d’une offensive terrestre à la fin de l’été 1992, les Serbes s’emparent de la ville et forcent à leur tour les populations bosniaques et croates à se réfugier dans les environs ou fuir à l’étranger. Trois années durant, alors que les atrocités se multiplient, que le pays sue du sang et que Sarajevo dépérit, la situation reste assez stable. Puis à la fin de l’été 1995, quelques semaines après que Srebrenica ait sombré dans la folie des massacres, la contre-offensive de l’armée croate finit par porter ses fruits et les Croates reviennent s’installer. Les Bosniaques, eux, attendront plusieurs années avant de regagner Jajce, craignant ces dirigeants croates qui bénéficient alors des pleins pouvoirs politiques.

A la fin des combats, comme partout ailleurs dans le pays, la situation dans la ville est déplorable. Les habitants ne comptent plus le nombre de maisons et d’écoles réduites à l’état de gravas et ne peuvent regarder qu’avec dépit les routes défoncées, impraticables. Les bombardements serbes ont été d’une violence telle que la nature même a souffert de la guerre des humains. Les majestueuses chutes d’eau du centre-ville, grande fierté de Jajce, se sont affaissées et ont laissé quatre mètres de hauteur à la bataille, passant de 23 mètres hier à 19 mètres aujourd’hui. Et puis il y a le bilan démographique surtout. Les combats ont entrainé la mort d’environ 500 personnes – un chiffre statistiquement assez faible dans l’absolu – mais c’est surtout l’exode massif qui demeure le plus dur à encaisser. Lors de notre rencontre dans son confortable bureau aux boiseries omniprésentes, Nisvet Hrnjic, le maire de la ville, soulignait ainsi que sur les quarante-cinq mille personnes vivant ici en 1991, quinze mille ne sont jamais revenues, désormais installées dans quelques bourgades prospères de Suède, de Norvège, d’Italie, du Danemark ou encore d’Allemagne. J’étais venu chercher une cicatrice physique à Jajce, je ne trouvai qu’une blessure psychologique infiniment plus douloureuse à l’épreuve du temps.

La guerre terminée, Jajce, est intégrée à la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, selon découpage consécutif aux accords de Dayton. A l’heure où commence la reconstruction, à partir de 1996, les relations humaines avec les très rares Serbes ayant daigné rester, et entre catholiques croates et musulmans bosniaques sont plutôt tendues. La municipalité et ses habitants réparent ce qui peut l’être – dans le meilleur des cas – ou reconstruisent tout bonnement ce qui a été brisé, à commencer par les lieux de cultes, mosquées et églises catholiques. Aujourd’hui, seule l’église orthodoxe est toujours en ruine, car les Serbes ne sont jamais revenus. Aux côté des quinze mille Croates et quinze mille Bosniaques, ils sont aujourd’hui mille à tout casser. Le temps allant, les relations entre Croates et Bosniaques se sont améliorées. En matière de politique, la mixité a également fini par reprendre le dessus, et si le maire Nisvet Hrnjic est Bosniaque, le président du conseil municipal est pour sa part Croate, signe d’une stabilité retrouvée, formant désormais la communauté bosnienne.

La diaspora bosnienne

Plus que la retape sporadique de quelques bâtisses en ruine, Jajce n’en finit pas de payer cet exode forcé et soigne comme elle peut ses plaies démographiques toujours à vif. Le tour de la discussion avec le maire et sa traductrice en était tristement comique au début. J’étais venu chercher des ruines, et voilà qu’on me parlait d’hommes:

- Quel beau pays que le vôtre. La France! Paris! Je suis venu pour présenter le projet visant à intégrer Jajce au patrimoine de l’Unesco. On est allé au Barrio Latino, on a mangé dans le restaurant de Gérard Depardieu. Gerard Depardieu, vous connaissez?

- Evidemment, c’est l’alcoolique le plus connu de France. Il est incontrôlable, les gens l’aiment beaucoup.

- Ah quel beau voyage. Et Nicolas Karabatic, le joueur de handball, il est né en Bosnie vous savez. C’est un très grand joueur.

- Je ne peux qu’aller dans votre sens en effet… Bon pour en revenir à ce qui m’amène ici, après un petit tour en ville, tout à l’air bien en ordre, ce n’est pas du tout comme ça qu’on m’avait présenté les choses. Où sont-elles ces maisons en ruine alors?

- Je ne sais pas ce qu’on vous a raconté, mais vous savez, il ne reste aujourd’hui qu’assez peu de maisons non-reconstruites. Non, le vrai problème n’est pas là. Le problème c’est que les quinze mille personnes qui ont fui pendant la guerre ne sont jamais revenues. Quinze mille personnes à l’échelle de Paris? C’est rien pour vous évidemment. Mais quinze mille personnes à Jajce, c’est un tiers de la population.

Un tiers de la population envolée. Pfiou. Vous imaginez un peu le nombre de bras en moins que ça fait quand il faut reconstruire? Il est là notre drame, rien à voir avec les maisons détruites.

Parmi ces quinze mille individus à n’être jamais revenus, une petite moitié a gardé des liens forts avec Jajce. Disséminés en Norvège et en Suède, les membres de cette diaspora ont trouvé des emplois, bâti des familles et n’envisagent logiquement pas de revenir au pays. Si les conditions de vie sont évidemment plus douces au nord, leurs enfants nés là-bas et parfaitement assimilés constituent le principal frein au retour. Conscient de cette réalité inaliénable – “une situation normale après la guerre” de ses propres mots – Nisvet Hrnjic ne peut pour autant s’empêcher de penser que de tous les pays de l’ex-Yougoslavie, c’est la Bosnie qui a payé le plus lourd tribut à ce conflit.

Alors pour se rappeler qu’un jour tout ce petit monde vivait ici, une rencontre est organisée chaque année entre ceux qui sont partis et ceux qui restent. Certains d’entre eux reviennent d’ailleurs régulièrement à Jajce pour prendre du bon temps et maintenir le lien avec leur famille. En raison de la manne économique avérée qu’ils représentent avec leurs salaires d’expatriés, la municipalité fait tout pour garder ces liens forts avec eux. Petite victoire pour la ville – car on ne peut pas reconstruire une maison en ruine sans l’accord de son propriétaire – certains ont même accepté de rebâtir leur demeure et l’utilisent aujourd’hui comme résidence secondaire. Dans son effort de normalisation de la situation, la municipalité aimerait d’ailleurs les amener gentiment vers l’idée de payer des taxes. Mais telle une ex-femme qui reviendrait progressivement en odeur de sainteté auprès d’un mari parti dans les bras d’une autre, elle avance tout de même de manière très prudente, de peur que ceux-ci soient indisposés par cette idée et songent à vendre.

« Ne pas répandre la haine »

Du côté de ceux qui restent, on ne verse pas dans le fatalisme. Ce n’est évidemment pas en restant deux jours que je risquais de comprendre l’essence et les ressorts humains d’une ville en phase éternelle de reconstruction quinze ans, après la fin du conflit. Mais au contact d’Alisa Ajkunic, une bosnienne de vingt et un ans, j’ai légèrement entrevu la lumière. Employée par l’office de tourisme de la ville, cette jeune fille parfaitement bilingue en anglais s’est vu confier la tâche particulière de se coltiner un journaliste sorti de nulle part, venu s’intéresser, l’espace de quelques heures, à une ville ayant une trajectoire similaire à des dizaines d’autres en Bosnie. Porte-parole improvisée de toute la jeunesse de ce bled du fin fond de la Bosnie, je revois bien la jeune fille, un sourire honnête au coin des lèvres, l’œil dur et brillant en même temps, se féliciter que la volonté de reconstruire soit restée intacte avec les années.

Selon elle, la situation s’améliore chaque jour à l’image du nombre de maisons en ruine, chaque fois plus petit et souvent lié à des histoires de propriétaires disparus ou n’ayant pas les moyens pour payer les réparations. Depuis son retour à Jajce avec sa famille, il y a une dizaine d’années, elle a grandi au rythme d’une cité qui réapprend à vivre en intégrant des préceptes humanistes, aussi lointains que possible des spectres du passé.

“Quand on est revenu après la guerre – on était parti car notre maison avait été détruite – il y a dix ou onze ans, on pouvait sentir la tension entre les gens. Puis petit à petit, les choses se sont arrangées. Les jeunes essaient de laisser l’histoire derrière eux et de faire les choses de leur façon. On essaie de bâtir un futur paisible pour nos enfants et non pas répandre la haine.”

À des années lumières de notre génération bien en mal de s’émerveiller de quoi que soit ou d’esquisser un début d’empathie quant à la logique viscérale de la guerre, Alisa, elle, est infiniment fière de sa ville, ravie à la simple idée qu’il y ait de plus de plus de touristes venant de toujours plus loin. C’est dans la tolérance sortie des ténèbres de la guerre que cette petite brune puise l’énergie de se réjouir. Quand on l’interroge sur la reconstruction de la ville, sa réponse dévie rapidement des considérations d’ordre urbanistique pour s’ancrer dans le facteur humain. Elle, la petite musulmane est fière de dire que ses meilleurs amis sont catholiques, qu’ils partagent des cafés et des pizzas sans jamais mêler la religion à leurs échanges, préférant laisser à leurs parents le poids de l’histoire et la méfiance à l’égard des voisins. Après la croisade et la reconstruction, c’est le temps de la paix des âmes qui est venu à Jajce.

Photos flickr CC Jason Rogers ; Brenda Annerl ; Darij & Ana ; sinor favela

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#4 – Des nerds ont investi l’appareil politique du Parti Socialiste http://owni.fr/2011/03/23/4-chroniques-rechi-des-nerds-ont-investi-appareil-politique-du-parti-socialiste/ http://owni.fr/2011/03/23/4-chroniques-rechi-des-nerds-ont-investi-appareil-politique-du-parti-socialiste/#comments Wed, 23 Mar 2011 16:39:11 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=53029 Mardi 15 mars 2011. Un doux soleil d’hiver, de ceux qu’on s’attend plus naturellement à trouver dans une ville comme Madrid que Paris, irradie la petite cour cloitrée qui se loge dans l’aile gauche du 10 rue de Solférino, le siège du Parti Socialiste. Un gobelet de plastique à demi-rempli de café dans une main, ma dernière Dunhill dans l’autre, je m’entretiens – comme on parle de la pluie et du beau temps – des modèles économiques alambiqués de la presse nationale en compagnie des deux responsables de la cellule numérique du Parti Socialiste, Valerio Motta, colonel en chef et Emile Josselin, précieux bras droit et ancien journaliste déjà croisé à une reprise ou deux, dans des conditions moins officielles. Au milieu de la discussion, Arnaud Montebourg, large sourire aux lèvres, l’oeil malicieux, fait irruption dans la cour de cet hôtel particulier qui a accueilli le ministère de l’Information chargé de la propagande du régime de Vichy en des temps plus troubles.

Dès l’instant où il aperçoit les deux compères, le candidat aux primaires socialistes ralentit le pas. Les poignées de main respectives entre les trois hommes sont chaleureuses. On s’appelle par les prénoms – on se taperait presque sur l’épaule – et on se marre quelques secondes à l’évocation d’un micro-événement lié à Twitter dont j’ai oublié toute la teneur. Mais qu’importent les détails, Arnaud Montebourg doit une fière chandelle à ces deux-là !

Sept mois plus tôt, l’université d’été de la Rochelle s’ouvre non sans une odeur nauséabonde. Subrepticement, sans que personne ne l’ait vu venir, un compte Twitter répondant au nom de Solférinien accapare l’attention, se présentant comme celui d’un cadre du PS consommé par l’envie de raconter tout le mal qu’il pense de sa formation politique. Distillant les piques plus ou moins bien senties sur des personnalités du parti, il finit par faire mouche en balançant que la journaliste Audrey Pulvar – compagne de Montebourg – devrait annoncer son départ d’iTélé et de France Inter, en conséquence de l’annonce de la candidature aux primaires de son tendre et cher.

Twitter a beau n’être qu’une goutte de d’eau dans une baignoire numérique le nombre de journalistes qui y sévissent accolés comme dans des wagons à bétail, ont le pouvoir d’en faire une goutte de sang, la rendant immanquable à l’œil du plus grand nombre. Et voilà comment la conférence de rentrée de France Inter – se tenant exactement au même moment – se retrouve parasitée par l’éventualité d’un conflit d’intérêt et de la démission d’une journaliste n’ayant pas même encore animé la moindre émission au profit de son nouvel employeur.

Solférinien peut alors se targuer d’un coup bien orchestré, dépassant probablement toutes ses espérances. Il fout d’un coup d’un seul Pulvar, Montebourg et tout son parti dans un vortex médiatique dont ils se seraient passés. C’est à ce moment que Valerio Motta et Emile Josselin, la doublette bicéphale de l’appareil web des socialistes, entrent en jeu avec une intention simple, piéger le corbeau. Avec le concours d’un programmeur de leur équipe, ils font miroiter à Solférinien des documents intéressants sur le parti, requérant toutefois de s’identifier par le biais d’un compte Google. Tel un poisson rouge, Solférinien mord à l’hameçon et réalise l’exploit incongru de se connecter à la plateforme via son adresse personnelle. Les socialos découvrent alors que c’est Baptiste Roynette, un permanent de l’UMP préposé à la veille numérique qui se cache derrière le compte. Montebourg peut jubiler, les boys lui ont rendu un fier service en redirigeant la patate chaude dans le camp opposé.

Motta et Josselin ne sont pourtant pas des enquêteurs numériques au service de la clique à Martine Aubry, loin de là même. Au quotidien, leur travail consiste surtout à assurer la présence numérique du parti de la rose, à travers le biais des outils plus ou moins traditionnels comme une page facebook, un compte twitter, un tumblr sarcastique, un réseau social pour sympathisants et militants (La Coopol) et bien entendu le site du parti, géré comme un véritable média, si ce n’est qu’on l’aurait dépourvu de toute objectivité politique. À seulement vingt-neuf ans – quand bien même s’ils s’en défendent timidement – ces deux-là occupent des postes très enviables de hauts-fonctionnaires, incarnent le rajeunissement d’un parti qui n’a pas souvent brillé par son jeunisme et démontrent le trust progressif des compartiments les plus élitistes de la société par une génération nerdisante.

Valerio Motta est probablement celui qui charrie le bagage politique le plus impressionnant des deux. Successivement secrétaire national des Jeunesses Socialistes, membre de l’équipe web de campagne de Jospin en 2002 puis fondateur de l’agence Partisans du Net, conseil numérique externe du parti, cet imposant gaillard d’origine italienne a hérité du poste de responsable web du parti. Militant de longue date, Émile Josselin, le responsable des contenus web, présente un profil légèrement plus atypique mais tire assurément parti de son expérience de journaliste web glanée dans les rédactions de titres comme la Voix du Nord ou 20minutes où il a d’ailleurs exercé avec certaines têtes de nœuds que je retrouve parfois à l’heure de poser le coude sur le bar.

À eux deux, ils façonnent depuis plus d’un an et demi l’attirail numérique qui est censé préparer l’opération 2012. Aussi impalpable soit cette machine de guerre numérique, elle ne sert qu’un but, transformer tout clic nonchalant en actes physiques, une logique qui n’est pas sans rappeler le dispositif qui a contribué à porter le dénommé Barack Obama sur les cimes de l’État le plus puissant au monde. Selon une logique concentrique que Valerio Motta se plait probablement à schématiser chaque fois qu’il en a l’occasion, le but de toute l’action numérique consiste à transformer l’indécis en votant, le votant en militant et le militant en super-militant. A la différence des journaux ou des sites de vente, l’audience pour eux n’a qu’une finalité, transformer le pêcheur en prêcheur.

Au quotidien, le travail de ces deux là et de la petite dizaine d’individus – développeur, designers, community managers et rédacteurs – consiste à mettre à disposition des militants des outils censés les aider à échanger, s’organiser, prospecter et tracter intelligemment, notamment avec des google maps très détaillées sur les tendances politiques par zones géographiques, notamment celles susceptibles de passer l’arme à gauche. Humeurs de tendances numériques, ils s’impliquent conséquemment sur le web, gèrent tous un compte twitter personnel et ne manquent pas de checker chaque mois les évolutions en nombre d’abonnés twitter et fans facebook de la concurrence. Et puis comme tout organe politique d’opposition, une autre part de leur temps est évidemment investie à taper sur la droite de manière ludique, en tirant profit des outils numériques pour pointer les incohérences de la droite et souligner les manquements aux promesses du petit Nicolas. Nerds ou pas, à l’heure de débattre rhétoriquement de politique, on ne se refait pas.

Coincés dans un sombre open-space qui rappelle plus l’agence web que le local politique de quartier, les jeunes de la cellule web du parti socialiste illustrent assez bien la politique de rajeunissement des cadres souhaitée par celle qu’ils ont l’habitude d’appeler Martine. Avec leurs jeans et leurs chemises décontractés, ces types contrastent avec les politicards vêtus des sacro-saints costards-cravates. Pour autant, ils n’échappent pas complétement aux codes qui siéent à la politique. Le discours est décontracté mais il ne manque pas de suivre une ligne. Pas question de servir un candidat aux primaires plutôt qu’un autre, l’armada web est au service du parti, et du parti uniquement. Inutile de tenter de leur arracher leur favori, ces mecs sont muets comme des tombes sur le sujet, ou feignent en tout cas de l’être devant la vermine journalistique.

Alors que Montebourg les abandonne et prend le chemin de la sortie, attendu tel un bout de viande par les charognes munies de micro de RTL et Europe1, voilà que débarquent dans la petite cour toutes les huiles du parti. Hamon, qui a lui aussi un petit mot pour eux, suivi de près par Martine, Emmanuelli ou encore Peillon, des dossiers plein les bras, l’air grave, tous très absorbés dans de vagues considérations politiciennes. Le parti socialiste a beau avoir réussi à enfin développer un appareil numérique qui trace sa route, personne n’oublie qu’il y a une élection primaire, bien physique celle-là, à préparer au 10 rue de Solférino.

Crédits Photo FlickR CC : mallix /Parti Socialiste / ntr23

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#3 – Les sacrifiés de Fukushima n’appartiennent déjà plus à ce monde http://owni.fr/2011/03/16/les-sacrifies-de-fukushima-appartiennent-deja-plus-a-ce-monde/ http://owni.fr/2011/03/16/les-sacrifies-de-fukushima-appartiennent-deja-plus-a-ce-monde/#comments Wed, 16 Mar 2011 17:23:51 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=51776 A l’aube de la seconde décennie du XXIe siècle, suivre l’évolution de l’information minute par minute  est devenu la cocaïne du peuple. Depuis samedi matin et les premières alertes en provenance de la centrale nucléaire de Fukushima, une sorte de communion informationnelle s’est opérée, minute après minute. Dans les heures qui ont suivi les premières annonces, à un moment où il était encore impossible de mesurer toute la dimension du drame en train de s’écrire, la peur et l’incrédulité ont rapidement fait place à des considérations tristement terre à terre et manichéennes. Les uns – opportunistes – se sont ainsi accaparés la pièce en train de se jouer pour dénoncer les sempiternels risques liés à l’utilisation du nucléaire, là où les autres – monomaniaques – n’ont pu s’empêcher de tacler leurs petits camarades, simulant de s’offusquer qu’ils puissent instrumentaliser une catastrophe. En réalité, tout ce petit monde plongeait la tête la première dans leurs travers traditionnels et autocentrés, ramenant la marche du monde à leurs petites querelles merdiques et quotidiennes.

Les jours passant et l’apocalypse perdurant, les saines craintes initiales de l’individu lambda – à commencer par les miennes – ont progressivement changé de visage, migrant vers un sentiment moins avouable, probablement qualifiable de curiosité morbide. Le séisme japonais cristallise en fait à lui tout seul l’égoïsme, cette fange dans laquelle on se complait tous. A la différence du séisme survenu un an plus tôt en Haïti, l’empathie dont on fait preuve atteint des niveaux ridiculement bas, explosant par contre sur la jauge du jemenfoutisme. Le Japon est un pays qu’on s’est toujours plu à observer comme un cabinet de curiosités. Mais en raison de sa qualité de nation économiquement prospère, l’emprise des bons sentiments judéo-chrétiens a été nettement moins forte, en témoigne l’absence de matraquage pour l’appel aux dons. Et puis soyons honnête, en vivant dans un pays quasiment insensibilisé aux catastrophes sismiques, il nous apparait bien difficile encore une fois d’assimiler la douleur qui secoue le pays du soleil du levant.

Indéniablement pourtant, le facteur nucléaire est venu bouleverser la donne. Dans un premier temps, la classe politique a été  prompte à récupérer le drame à des fins personnelles. Comment reprocher aux écologistes de profiter de la situation quand on sait que c’est autour de la crainte que surviennent ces atroces évènements qu’ils se sont constitués? Je comprends également que le gouvernement veuille rassurer la population en surfant sur la vague d’émotion et en se lançant dans un grand audit de nos centrales. Je méprise évidemment ce crétin Sarkozy quand il joue les populistes assertant que nous possédons la centrale la plus sûre du monde avec l’EPR, quand on sait qu’une centrale toujours en service comme celle de Fessenheim dans le Haut-Rhin a été mise en  service en 1977. Et comment ne pas mésestimer encore encore plus cet individu quand il ramène cette tragédie sur le plan économique, reprochant insidieusement ces derniers jours à des pays comme le Qatar de ne pas avoir acheté des centrales françaises, jugées trop chères.

Toujours est-il que c’est sur ce ressort précis, cette hantise du cataclysme nucléaire que l’empathie du grand public est venue se figer. La raison en est éminemment simple. Si l’on est relativement à l’abri d’un tremblement de terre ou d’un tsunami en France, il en va autrement dans le cas où une masse inodore, incolore mais salement radioactive se mettait en tête de faire le tour du monde pour venir nous emmerder et se fixer sur nos petites thyroïdes de Français.

Surtout, l’empathie a complètement explosé quand le drame de la centrale de Fukushima a fini par s’humaniser. On aura beau nous matraquer le cerveau à coups de schémas, de vocabulaire technique, d’explications simplifiées à base de millisieverts par heure et de turbines dans le cul, tout ça ne restera que des concepts plus ou moins opaques au service de la compréhension collective. Si on n’a aucune idée de ce à quoi ressemble concrètement une barre de combustible nucléaire, il en va autrement de l’humain. Un humain employé dans une centrale nucléaire, on arrive tous à intégrer sans mal qu’il s’agit d’une tête, de deux bras, de deux jambes, de tout un tas d’organes et d’une famille derrière. Quand cinquante d’entre eux ont pris le parti de laisser partir plusieurs centaines de collègues, décidant de rester pour tenter d’arrêter les caprices de cette folle construction humaine, au péril de leur vie, l’histoire a pris un tour homérique. Le récit d’une minorité qui se sacrifie pour la majorité, voilà ce que le monde a envie de retenir dans cette affaire.

Pourtant, à l’heure où on a encore le nez en plein dedans, il est difficile d’en juger les motifs tant les éléments viennent à manquer. Au courage indéniable se mêle peut-être également un sentiment de culpabilité, celui de ne pas avoir écouté le sismologue Ishibashi Katsuhiko qui avait lancé une alerte en 2006 sur le risque d’un scénario similaire en cas de tremblement de terre ravageur. Mais c’est sans doute aussi le désespoir et le sens du devoir qui disputent à cette culpabilité. La désolation qui confine à la folie. Ces volontaires expérimentent une malformation du syndrome de Stockholm, prisonnier volontaire d’un geôlier de béton, d’une centrale qui deviendra probablement leur tombeau moral si ce n’est physique. Les cinquante hommes qui se relaient au chevet de la machine, le teint blanchi par l’insomnie, les mains tremblantes du stress qui les emplit, ne sont déjà plus des hommes comme vous et moi. En raison du taux de radiation qu’on peut supposer qu’ils ont déjà encaissé, on se doute que dans le meilleur des cas, ils passeront les mois qui viennent confinés dans des hôpitaux, les organes internes dégoulinant de sang et la moelle osseuse disparaissant de leurs colonnes, irradiés comme un glaçon fond irrémissiblement au soleil. Dans le pire des cas comme le martelait, emprunt d’une horreur palpable, le professeur Patrick Gourmelon, directeur de la radioprotection de l’homme (DRPH) face à une Laurence Ferrari dépassée – comme nous tous – devant le drame qui s’écrit minute après minute, ils perdront sans doute la vie, dans des conditions atroces, réduits en poussière par la puissance des éléments. Mais quand bien même ils en sortiraient indemnes, ces hommes ne seront plus jamais comme vous et moi. Ils auront expérimenté le poids de jouer à Dieu, de choisir de sacrifier leur vie, de briser leur famille, dans l’espoir de sauver le plus grand nombre. Ces cinquante hommes ont déjà éprouvé le dilemme ultime, celui que personne ne souhaiterait jamais, celui qui sous-tend l’histoire même de l’humanité. Non, définitivement, ils ne sont plus de notre monde.

C’est désormais vers l’infamie des images des liquidateurs de Tchernobyl que se tournent tous les regards, c’est le poids du désarroi de l’échec humain à dompter la nature qui flotte aujourd’hui au dessus de toutes les consciences.  L’issue de ce scénario calamiteux demeure encore incertain. Quelqu’en soit l’acte final, l’inconscience ne pourra être brandie pour justifier l’héroïsme de ces cinquante être humains disposant d’instruments pour mesurer les taux d’émissions radioactives et de facto les risques auxquels ils s’exposent. Leur libre-arbitre, lui, restera pour longtemps le symbole de la grandeur de leurs actes, celui d’individus ordinaires s’étant sacrifiés pour le bien collectif.

Crédits photos CC FlickR par Eudoxus, BBCWorldService

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